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fideicommis de quatre mille acres, à une heure de Budapest, et, au cœur même de la ville, d’un magnifique hôtel avec un parc inestimable dans cette capitale si dépourvue de verdure et de jardins.

C’était un singulier garçon. Et je crois bien qu’il faut chercher l’origine de ses étrangetés dans une tare physiologique. « Méfiez-vous des hommes marqués, » dit la Bible. Karolyi était un homme marqué. Il avait de naissance une mauvaise conformation de la bouche, et, jusqu’à huit ou dix ans, c’est à peine s’il pouvait articuler quelques sons. On lui mit un palais artificiel, mais sa conversation est toujours demeurée un bredouillement assez confus, qui prenait vite le ton de l’aboiement, pour peu qu’il élevât la voix. De bonne heure, il a dû beaucoup souffrir d’une infirmité si visible. Cela se laisse affreusement entrevoir dans une confidence bizarre sur ses sentiments d’enfant, — d’enfant riche pourtant et comblé : « Dès mon jeune âge, dit-il un jour, mon plus chaud désir a été de faire une révolution. » Cauchemar de petit malade qui prend vite le monde en horreur et n’éprouve que haine et dégoût pour tout ce qui est normal et trop sainement constitué.

Jeune homme, il s’efforçait de dissimuler sa disgrâce sous la passion des sports violents, qui pouvaient donner de lui l’idée d’un homme exceptionnellement vigoureux. Mais dans cette violence elle-même apparaissait la tare fatale. « Ce qui caractérisait Michel, m’a raconté le comte Téléki, — un de ses compagnons de jeunesse, — c’était l’absence de mesure, l’excès en toutes choses et le ridicule insuccès qui suivait tout ce qu’il entreprenait. Allait-il à la chasse, on le voyait arriver vêtu d’habits anglais du goût le plus excentrique, qui étonnaient les invités et faisaient rire à la dérobée gardes-chasse et rabatteurs. Naturellement son fusil était du dernier modèle ; mais il avait beau dépenser les cartouches sans compter, il ratait toujours le gibier. Faisait-il une partie de polo, il s’y montrait un adversaire redoutable, car s’il manquait régulièrement la boule, il lui arrivait souvent de casser les pattes des chevaux. C’était aux cartes le plus effréné joueur du Royaume « et Dieu sait pourtant si en Hongrie il en existe de fameux !) Mais là encore, la chance tournait à l’ordinaire contre lui. On le vit perdre sur un tour de cartes des centaines de mille couronnes ; et, si riche qu’il fût, il était profondément endetté. Grand amateur