Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans une autre planète et il pense à moi, qui pensais à lui et qui recueillais des plantes pour lui, au bord de la mer, quand une lettre m’a apporté là la nouvelle de sa mort. Je n’oublierai jamais les lavandes de la Spezia.

« Mais, pour en revenir au roman, plus je vais, plus je pense qu’il faut faire face à la prétendue doctrine du réalisme en montrant qu’on peut être très exact et très consciencieux sans fouler aux pieds la poésie et l’art. Comment ! il y en a qui prétendent que le beau, c’est la fantaisie, tandis que la nature, la vraie nature étudiée sur le fait, disséquée même à la loupe et à la pince, est toute beauté, et toute perfection ![1] Laissons-les dire et allons ! Ils ne savent rien, ils n’ont rien vu, rien regardé, rien compris, ces prétendus amants du fait matériel… »

Certes, George ne vante pas le « matérialisme naissant » de la jeune littérature, mais elle aime les jeunes, quand ils ont le talent de Cherbuliez. Celui-ci vient d’écrire son premier livre, A propos d’un cheval : « Mauvais titre, s’écrie-t-elle, admirable ouvrage[2]… Il y a aussi Fromentin, talent digne de vos meilleurs jours. »

Dans la lettre suivante, George Sand revient sur les phrases énigmatiques que F. Buloz, récemment, lui a écrites. « Je ne peux deviner ce que vous me faites pressentir d’agréable, » et elle prétend que, sous l’empire des études géologiques et botaniques, elle achève de « s’abrutir au sens pratique du mot. »

Le 11 août, elle revient encore sur le même thème ; elle a cru comprendre, quoique son correspondant n’ait pas dit grand’chose, qu’il avait le projet d’améliorer sa situation pécuniaire. Comment ? elle n’en sait rien. Mais : « Merci mille fois si vous pouvez faire que je travaille moins, littérairement parlant. Songez donc ! je cours à la soixantaine, et j’ai mon éducation à faire ! Il n’y a vraiment pas de temps à perdre, si je veux connaître pendant quelques années le bonheur de n’être plus un crétin.

« Il y a un monde à découvrir dans les études de la nature. Un monde fermé aux savants, entre nous soit dit. Ils ne voient pas, ils ne savent pas décrire, ils se refroidissent dans les classifications… ;

  1. George Sand a développé ce sujet précisément dans Valvèdre… « Nos pères ne l’entendaient pas ainsi, ils cultivaient simultanément toutes les facultés de l’esprit, toutes les manifestations du beau et du vrai, etc. »
  2. Collection S. de Lovenjoul, F. 48, inédite.