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leur paraîtrait une aventure périlleuse et, en tout cas, un changement. Ce qu’ils demandent, c’est de conserver ce qui existe et qui, par son existence même, prouve que l’on s’en peut accommoder. Ils ne comptent pas beaucoup sur l’avenir et plutôt regretteraient le passé.

La science est tendue vers l’avenir : elle l’invente, voudrait l’arranger à sa guise et voudrait en hâter la venue. Et elle l’invente au rebours de ce qu’on voit présentement, de ce qu’on aime et que le passé jusqu’à nous a rendu aimable. Ainsi, un chimiste allemand fait connaître à l’univers qu’il a trouvé le moyen d’emprunter à la houille un aliment qui rappelle, à s’y méprendre, la viande... Cette absurde chimie a son excuse toute prête, disant qu’elle prépare aux petites gens une excellente économie. Voilà résolue, n’est-ce pas, la question sociale ? C’est bientôt dit. M. Ponchon ne veut pas laisser à la chimie allemande l’excuse de résoudre la question sociale ; et il raisonne ainsi que suit, le mieux du monde. Cette houille qui prévaudra, en qualité de comestible, sur les moutons, les veaux et les bœufs, coûtera vite fort cher. Et vous manquerez de combustible. Alors, il faudra que survienne encore un chimiste allemand qui, des veaux, des bœufs et moutons, trouve le moyen d’extraire de la houille ! ... Autant vaut, somme toute, brûler la houille dans les fourneaux, comme devant, et manger le rôti.

Le grand méfait serait de supprimer le plaisir de la table, si d’une pilule avalée dès le matin vous étiez nourri pour un jour. Que de gentillesse perdue, mal compensée par le triomphe de la science ! Un art perdu, l’art de l’amphitryon. Un art ? Oui ; et une vertu. Mais aujourd’hui, l’on a des idées emphatiques. L’on traite comme de rien du tout l’art de manger, sous prétexte qu’on est sensible à d’autres satisfactions de rêverie ou de pensée. L’on renchérit sur la frivolité : on la met où elle est morose. Puis, conséquence d’une alarme imprudemment spirituelle, on a trop souvent l’esprit en désordre. On n’est plus à l’heure. On s’égare dans le temps comme ferait dans l’espace, ou le désert, un promeneur étourdi. Peu importe, s’il ne s’agit que des tracas de vos journées ; mais le dommage, aux repas, est horrible : vous aurez le potage tiède et le gigot, parmi ses haricots en bouillie, trop cuit.

Où l’on voit les opinions très hardiment conservatrices de M. Ponchon, c’est dans le chagrin que lui donne le nouvel embellissement des cafés. Il ne le peut souffrir. Quel excès de lumière ! Et des musiques ! L’honnête homme qui dîne a besoin de quelque silence et a besoin d’une douce pénombre. Un vin, même recommandable, n’est que piquette si l’atmosphère, aux alentours de lui et du paisible