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REVUE LITTÉRAIRE

LA MUSE AU CABARET [1]

La muse est bonne fille et va où on la mène. M. Raoul Ponchon la mène au cabaret, où il rencontre Saint-Amant son maître et le doux bonhomme Faret qui, sans doute, n’eût pas laissé le souvenir d’un ivrogne, qu’il n’était pas, si ne rimait avec le cabaret son nom trop facilement.

Il ne faut pas reprocher à la muse d’aller au cabaret, ni aux poètes de l’y mener. Cette démarche a quelque chose de modeste qui, pour ainsi parler, compense le sublime de son allure extraordinaire. Par ailleurs, elle chante les dieux, les interpelle et invective contre leur souveraineté. Elle sait tous les secrets d’ici-bas et des autres mondes ; elle connaît le passé, l’avenir même, et aussi le présent qui n’est pas beaucoup moins mystérieux. Homère l’interroge et apprend d’elle comment Zeus gouverne la querelle universelle, comment on vit aux Iles fortunées et combien les Achéens ont de vaisseaux. Elle est une divinité. Elle dépasse tellement notre humanité que toute familiarité avec elle nous serait impossible et que notre amitié pour elle tomberait à n’être plus rien qu’une sorte de vague déférence, émerveillée d’abord, et puis distraite, si parfois elle ne s’approchait de nous, bienveillante, et, afin de nous rassurer, ne prenait un peu nos manières, fût-ce les plus anodines, ou badines, ou folâtres. C’est pour cela qu’elle ne refuse pas d’aller au cabaret, quitte à ce qu’on dise qu’elle va un peu loin : le qu’en-dira-t-on ne la tourmente pas ; elle aurait plutôt alors la gentille effronterie de sa complaisance.

  1. Raoul Ponchon, La Muse au cabaret, Fasquelle.