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L’acte suprême de la pensée religieuse de Maistre fut cet élan d’anxiété au sujet du traditionalisme de Lamennais, que, treize ans plus tard, Rome condamnera.

Maistre avait encore quarante-huit heures à vivre ; et ses mains affaiblies continuaient de manier la plume. Car il avait des signatures à mettre au bas de quelques mandements d’évêques. « N’ayant pu obtenir, raconte sa fille Constance, que ces sortes d’écrits fussent exempts de la censure, il ne permettait pas du moins que les pasteurs de l’Eglise y vissent le nom d’un reviseur subalterne [1]. » Ce fut là le dernier geste religieux de Maistre, la veille même de sa mort. De par ses fonctions administratives, qui lui imposaient une besogne de magistrat gallican, il devait veiller à ce que l’estampille de l’Etat sarde fût apposée sur les écrits pastoraux. Il lui répugnait de laisser à des fonctionnaires inférieurs le soin d’attester par leurs visas, par leur censure, cette indiscrète insolence de l’Etat, contre laquelle les livres du Pape et de l’Église gallicane inauguraient une réaction décisive. Il sentait que le nom de Maistre avait désormais une vertu, et qu’au bas des documents épiscopaux, la signature de ce moribond : Maistre, au lieu d’apparaître aux hommes d’Eglise comme le sceau d’une servitude, leur rappellerait les livres émancipateurs auxquels cette même signature devait une gloire. Et les évêques sardes apprirent bientôt que l’archaïque gallicanisme sarde, fortuitement incarné dans Maistre, avait délicatement paraphé leurs mandements, et que, tout de suite après, le grand apologiste de l’Église libre et de la Papauté souveraine était mort.


GEORGES GOYAU.

  1. Constance à De Place, 28 mai 1821 « Latreille, loc. cit., p. 158). — Sur les derniers jours de Joseph de Maistre, voir l’article du comte Rodolphe de Maistre, Revue universelle, 15 février 1921, p. 413-419.