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douzaine de dames de qualité qui la désirent vivement. [1] »

C’est en 1808 que Maistre émettait ce diagnostic : en cette même année mourait à Pétersbourg le chevalier d’Augard, ancien bibliothécaire de Catherine II, qui, depuis de longues années, familiarisait avec la foi romaine, — jusqu’à la conversion inclusivement, — plusieurs femmes de la haute société [2]. Maistre, qui, la veille même de sa mort, avait eu un entretien avec lui [3], lui succéda dans cet office d’apôtre. On colporta dans Pétersbourg, en 1809 et 1810, une Lettre à une dame protestante sur la maxime qu’un honnête homme ne change jamais de religion, et une Lettre à une dame russe — la comtesse Tolstoï — sur la nature et les effets du schisme et sur l’unité catholique : l’épistolier s’appelait Maistre. Ces deux écrits, joints à deux lettres du Jésuite Rozaven, formeront plus tard un petit bréviaire manuscrit, dont certaines converties se serviront pour amener de nouvelles recrues à leur nouveau bercail [4]. Et lorsque en 1844, à Chambéry, le futur Père Martinow passera de l’Église russe à l’Église romaine, Mme Swetchine écrira qu’à cette « admirable solennité, » elle avait « pensé au comte de Maistre, » ce « grand semeur. »

Semeur aux gestes discrets, hostile aux « publicités inutiles et dangereuses [5]. » Tout ce qu’il souhaitait de la dame protestante, c’était qu’elle se fit catholique en secret ; et l’idée qu’ « on doit quelque chose à l’autorité politique » amenait Maistre à ne pas trop presser la dame russe. Il lui rappelait l’histoire de Naaman, général du roi de Syrie, disant à Elisée qui venait de le convertir : « Jamais je ne sacrifierai à un autre Dieu que le vôtre, mais lorsque le Roi mon Seigneur entre dans le Temple de Remmon pour adorer en s’appuyant sur mon bras, si je m’incline lorsqu’il s’inclinera lui-même, que le Seigneur me pardonne ! » — « Allez en paix, » avait répondu Elisée. Maistre estimait que ce prophète avait été très sage, et qu’en « se donnant en spectacle » les dames russes converties à Rome risqueraient d’ « affaiblir une opinion dont elles avaient besoin [6]. »

  1. Œuvres, XI, p. 44-45.
  2. Gagarin, Contemporain, octobre 1877, p. 583-591.
  3. Journal, 27 octobre/ 8 novembre 1808.
  4. Rozaven, L’Église russe et l’Église catholique, éd. Gagarin. Paris, 1876.
  5. Œuvres, VIII, p. 136.
  6. Œuvres, VIII, p. 156-157.