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Dwina [1]. » Cette Russie l’effrayait : elle était l’œuvre de Pierre le Grand, donc une improvisation humaine. Où donc était son Coran, où donc son Confucius ? Elle se trouvait être la seule nation dont l’éducation n’eût pas commencé dans les temples [2].

Luthéranisme et philosophisme avaient su, eux, traverser la Dwina. Maistre retrouvait, à Pétersbourg, « la lèpre du XVIIIe siècle, rongeant les âmes. » Et puis un « serpent » s’y glissait, que les gouvernants « prenaient tout au plus pour une anguille, » le protestantisme germanique. Maistre détestait ces immigrants dont au moins 99 pour 100 étaient des « acquisitions funestes, » « balayures de l’Europe [3]. » Il connut le programme élaboré pour le séminaire de Newsky par le Hongrois Fessier, un ancien capucin, disait-on, devenu plus tard protestant, et qui maintenant se donnait pour catholique : christianisme, platonisme, kantisme, voisinaient dans cette tète nomade. « C’est le mal allemand, criait Maistre ; il faut le traiter d’abord par le mercure parisien, autrement nommé le ridicule. » Le clergé russe, alarmé, songeait à un jésuite pour occuper la chaire de Fessier ; et puis on s’adressait, finalement, à un protestant allemand nommé Horn [4]. Un livre latin de l’archevêque Méthode : Des choses accomplies dans la primitive Église, apportait à Maistre une nouvelle preuve des infiltrations protestantes dans l’Église russe : il rédigeait en latin, contre ce livre, les Réflexions critiques d’un chrétien dévoué à la Russie [5] . Et ces coquetteries du clergé russe à l’endroit du clergé luthérien révélaient à Maistre leur accord « sur deux grands dogmes : l’amour des femmes et la haine du Pape [6]. »

Mais qu’adviendrait-il du dialogue avec Rome, ébauché sous Paul Ier, si Pétersbourg devenait une colonie intellectuelle du luthéranisme ? Maistre, un jour de 1807, devisait de la réunion des Eglises avec trois hauts personnages de l’Empire, Soltykof, Tatitscheff, Pierre Tolstoï. « Tout ce que Pierre le Grand en faisait, disait le premier, n’était que pour plaire à la cour de France ; il n’était pas capable de songer sérieusement à quelque chose d’aussi impolitique. » Et le second dogmatisait : « La

  1. Maistre, Correspondance diplomatique, I, p. 12 ; et Œuvres, XI, p. 514.
  2. Œuvres, XI, p. 519, et VIII, p. 290-291.
  3. Œuvres, IX, p. 247 ; XIII, p. 170 ; VIII, p. 170-171.
  4. Œuvres, XI, p. 521-523 et VIII, p. 263-263.
  5. Œuvres, VIII, p. 363-450.
  6. Œuvres, VIII, p. 314-315.