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Il était, à son arrivée à Pétersbourg, politiquement découragé, écrivant à l’évêque La Fare qu’il n’y avait « plus moyen de se fier même à une espérance déterminée, » que « pour bâtir il fallait des pierres et qu’il n’y en avait plus [1]. » Mais le catholique, en Maistre, allait consoler les déceptions du légitimiste : Maistre allait prêter aide à Dieu, pour accélérer ainsi la clôture providentielle de l’ « époque » révolutionnaire.

Quel chaos que cette Russie ! A la tête de onze millions de catholiques romains, un métropolitain qui depuis trente ans trompait le Pape, Siestrzencewicz : il déduisait de certains textes de saint Paul la suprématie du Tsar sur toutes les Eglises de son empire, et s’accordait à merveille avec l’esprit joséphiste de la haute chancellerie impériale. Maistre, en face de l’établissement catholique, apercevait une vaste « tribu de Lévi, un peu moins considérée que l’ancienne, fils d’esclaves ou fils de prêtres. » C’était le clergé de l’Eglise orthodoxe, — de l’Église photienne, comme il aimait à dire, pour que cette Eglise, « continuellement rappelée à son origine, y lût constamment sa nullité. » Sur l’ignorance de ces prêtres, sur leur ébriété, sur les sacrements bâclés ou profanés, sur les railleries, parfois accompagnées de corrections, qu’infligeaient à ce clergé les fidèles des hautes classes, Maistre collectionnait les anecdotes. En façade, l’État se targuait d’être chrétien ; en fait, Maistre constatait que les soldats, le jour de Pâques, étaient, au nombre de trente mille, écartés de la messe par des parades militaires, et qu’on les traînait ivres, quelque autre jour, vers la table eucharistique. Faute de courage ou de foi, les métropolitains toléraient ce laisser-aller : celui de Pétersbourg, Ambroise, faisait l’effet à Maistre d’être homme à « donner les quatre Évangiles pour un dîner chez l’Empereur [2]. » A mesure qu’il observait la Russie religieuse, « la plus mystérieuse des nations [3], » Maistre se pénétrait de cette idée que « le principe chrétien y était trop faible, trop défiguré, pour avoir pu pénétrer la pâte asiatique, » et que le « caractère européen, résultant du mélange de la chevalerie avec le christianisme, n’avait jamais traversé la

  1. Lettre du 20 juillet/2 août 1803, publiée par M. Louis Arnould dans son livre : La Providence et le bonheur d’après Bossuet et Joseph de Maistre, p. 192-193 Société française d’imprimerie, 1917), qui est une excellente interprétation du « providentialisme » de Maistre.
  2. Religion et mœurs des Russes, p. 12 et 21-27 ; Œuvres, II, p. 464 et XI, p. 236.
  3. Note supprimée dans le livre du Pape (Latreille, op. cit., p. 78).