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parce qu’elle maintient le sentiment religieux, accoutume l’esprit au dogme, le soustrait à l’action délétère de la Réforme, qui n’a plus de bornes, et le prépare pour la réunion. »

Ainsi se formulait, au sujet de l’illuminisme, le jugement final de Maistre. « En pays non catholiques, redisait-il dans son quatrième Chapitre sur la Russie, l’illuminisme préserve les hommes d’une sorte de matérialisme pratique très remarquable à l’époque où nous vivons, et de la glace protestante, qui ne tend à rien moins qu’à geler le cœur humain. » — « Les sociétés secrètes, expliquait-il en 1815 au comte de Bray, sont détestables chez nous, parce qu’elles attaquent notre principe fondamental de l’autorité ; mais chez toutes les nations séparées, je les tiens pour infiniment utiles, parce qu’elles maintiennent la fibre religieuse de l’homme dans toute sa fraîcheur, et qu’elles tiennent l’esprit en garde contre le riénisme protestant. » [1]

Maistre parlait des « nations séparées. » Mais l’humanité du XVIIIe siècle ne s’était-elle pas comportée, en face de l’Église, comme une humanité « séparée ? » De Bayle à d’Holbach, les négations religieuses avaient familiarisé les âmes, même en terres catholiques, avec un certain « matérialisme pratique, » avec un certain « riénisme. » Le martinisme, dès lors, n’avait-il pu exercer sur elles une influence heureuse ? On avait d’ailleurs entendu, aux alentours de 1780, certaines voix maçonniques dénoncer le rite écossais comme servant d’instrument à des jésuites déguisés [2]. Sans adhérer à cette bouffonne hypothèse, Maistre avait du moins le droit de penser qu’à un certain moment du siècle, les illuminés martinistes avaient pu rendre à la génération que les philosophes avaient voulu éloigner du christianisme les mêmes services que, sous d’autres latitudes, l’illuminisme rendait aux chrétiens détachés de Rome.

Il se ressouvenait, en fait, de sa propre histoire intellectuelle. « J’en suis demeuré à l’Eglise catholique romaine, écrira-t-il en 1816, non cependant sans avoir acquis « dans l’illuminisme) une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. » [3] Il savait toujours gré au martinisme d’avoir contribué à le mettre en garde contre le pyrrhonisme du XVIIIe siècle ; mais on ne

  1. Œuvres, VIII, p. 330 ; XIII, p. 28 et 291.
  2. Le Forestier, op. cit., p. 186. On retrouvera cette allégation, en 1797, dans le livre du maçon anglais Robison. « Le Forestier, op. cit., p. 678.)
  3. Margerie, Le comte Joseph de Maistre, p. 431.