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et de la bonté divine, et que l’attente d’un événement extraordinaire, dans laquelle vit le monde, suscite tout naturellement l’esprit prophétique. Il n’aurait pas protesté en entendant le Chevalier observer que « l’homme semble de nos jours ne pouvoir plus respirer dans le cercle antique des facultés humaines, » en l’entendant demander pourquoi dès lors l’objet le plus important pour l’homme demeurerait interdit à l’audace de sa pensée. Mais le Maistre de l’an 1809 s’incarne personnellement dans un troisième interlocuteur : le Comte.

Au Chevalier qui, pour cesser de balancer entre illuminisme et scepticisme, veut « une règle, » le Comte répond :

« Vous ressemblez à un homme plongé dans l’eau, qui demanderait à boire. Cette règle existe, elle vous touche, elle est universelle. Sans elle, impossible de marcher ferme, à égale distance de l’illuminisme et du scepticisme. » Et puisque cette règle existe, le Comte s’élève contre toute « recherche téméraire, capable de produire des maux infinis. » C’est ce qui m’a, continue-t-il, « rendu toujours suspects et même odieux, je l’avoue, tous les élans spirituels des illuminés... » Mais à mesure que parle le Sénateur, à mesure qu’il parle comme jadis avait pensé Maistre, le Comte à son tour, apparemment remué par ses propres souvenirs, devient moins sévère qu’au commencement de la causerie ; et le voici qui relève, dans les écrits martinistes, des « choses vraies, raisonnables et touchantes, » et qui rappelle l’instruction, et la sagesse, et l’élégance de Saint-Martin, et puis il confesse : « Ces hommes, parmi lesquels j’ai eu des amis, m’ont souvent édifié ; souvent ils m’ont amusé, et souvent aussi... Mais je ne veux point me rappeler certaines choses. Je cherche au contraire à ne voir que les côtés favorables. »

D’un quart d’heure à l’autre, l’accent du Comte a changé. Il peut se passer, lui, de l’illuminisme, et volontiers dirait-il qu’étant catholique il sait sur l’au-delà tout ce qu’on doit savoir. « Tandis que les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés, suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui cingle heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans. »

Mais songeant à tous ceux qui n’étaient pas les passagers de cette barque, il ajoute :

« Cette secte peut être utile dans les pays séparés de l’Église,