Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelles, d’autres demandaient des secours, d’autres venaient causer. La vie douloureuse de Maistre se mêlait désormais, quotidiennement, à la vie douloureuse de l’Église. « Il se charge de faire des collectes pour les prêtres déportés, » écrivait Venet.

On a calculé que, de 1794 à 1797, parmi les 1 212 émigrés blottis à Lausanne, il y avait 128 prêtres, dont 67 venaient de France et 61 de Savoie [1] : trois d’entre eux, Thiollaz, Besson, Bigex, devaient plus tard porter la mitre. Pour la première fois depuis la Réforme, la messe se célébrait au grand jour, dans l’oratoire de la baronne d’Holca : la Révolution française, là-bas, réintégrait le catholicisme. Dans ce terroir calviniste, Maistre était comme environné d’une vaste colonie sacerdotale que le malheur même des temps rendait fervente. L’abbé de Thiollaz y jouait le rôle d’un éveilleur d’âmes : il organisait des retraites pour « évangéliser les nobles victimes de l’honneur qui avaient préféré la terre étrangère à la trahison. » Vainement, Albitte, le proconsul révolutionnaire, se flattait-il de déchristianiser la Savoie : Thiollaz faisait école de missionnaires qui s’en iraient furtivement, en terre savoyarde, confesser, prêcher, trancher les cas de conscience créés par les lois de la Convention, immoler Dieu et peut-être s’immoler. Maistre admirait cette campagne de zèle : « Depuis quinze siècles, écrivait-il, on ne demandait que la sainteté à cette classe d’hommes ; aujourd’hui, l’héroïsme qui fait braver la mort est encore leur apanage, comme au siècle de Dèce et de Dioclétien. » [2] L’Église savoyarde, qui n’avait plus d’autre force que ses vertus mêmes de prosélytisme, semblait plus riche de sève, plus allègre en son élan, qu’au temps où pesait sur elle la protectrice hégémonie de la dynastie et du Sénat. Et ce spectacle attachait Maistre à l’âme apostolique de Thiollaz.

Au surplus, leurs intelligences devaient se comprendre. Un jour que Vuarin, futur curé de Genève, demandait si l’Église ne devrait pas suivre, à l’égard de la Révolution, la même politique que jadis à l’égard des Barbares, Thiollaz ripostait : « Il y a une nature et tôt ou tard elle revient à son but... Il y a des lois invariables qui règlent le sort des sociétés... Je n’ai pas le

  1. Descostes, Joseph de Maistre pendant la Révolution, p. 821.
  2. Œuvres, VII, p. 216. — Nestor Albert, Vie de Mgr de Thiollaz, I. p. 127 ; 185-193, 214 (Paris, Champion. 1907). — Nous sommes très redevables, pour l’étude de ce séjour de Lausanne, à un travail inédit de M. Vermale.