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de toutes les délicatesses et de toutes les frénésies ; leur faculté de souffrance et de résignation comme aussi de révolte et de sauvagerie ; leur sensibilité aux spectacles de la nature, à ses voix éparses, à sa magie endormeuse ou terrifiante ; l’intuition vague de tout ce qui pèse de fatal et de ténébreux, de tragique et de démesuré sur le paysage russe, sur l’histoire russe, sur l’âme russe.

J’en avais l’impression forte, cet après-midi, chez Mme S... qui, pendant deux heures, m’a chanté des fragments de Moussorgsky, la Berceuse d’Erémouchka, l’Elégie, le Hopak, l’Intermezzo, les Danses de la Mort, etc., — œuvres admirables de réalisme et de sensibilité. La puissance de l’évocation musicale, l’intensité de la suggestion par le rythme et la mélodie semblent atteindre là leur dernier terme.

Pourtant, comme interprète de la conscience populaire, Moussorgsky est allé plus loin encore. Ses deux drames lyriques, Boris Godounow et la Kovantchina, d’une si éclatante beauté, constituent un document de premier ordre pour l’intelligence de l’âme russe.

J’assistais, l’autre soir, à une représentation de la Kovantchina. L’action se déroule à la fin du XVIIe siècle : elle résume la lutte implacable que Pierre le Grand poursuivra durant tout son règne contre le vieil esprit moscovite, contre la Russie inculte, sombre et fanatique des boïars et des moines, des Raskolniks et des Streltsy. Toutes les passions de cette période sinistre sont projetées tour à tour sur la scène avec un relief extraordinaire. De même que dans Boris Godounow, c’est le peuple qui est le personnage principal, le protagoniste du drame. On assiste ainsi à une grande crise de la vie nationale. Sous ce rapport, le dernier acte est d’une grandeur qui touche au sublime. Traqués par les milices du Tsar, les Raskolniks ou « Vieux Croyants » se sont réfugiés dans une isba perdue au fond des bois. Leur chef, le vieillard Dosithée, les exhorte à mourir plutôt que d’abjurer leurs dogmes : il leur prêche la mort par le feu, « la mort rouge. » Après quelques épisodes enthousiastes ou déchirants, tous les Raskolniks, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, acquiescent au suicide ; tous invoquent le martyre. On dresse le bûcher dans une grange. Le vieillard Dosithée récite l’Évangile ; des cantiques lui répondent. Soudain, le bûcher s’allume ; on ferme l’isba. Des