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un des côtés de la voiture, ne renferme que des meubles très simples ; mais les parois sont entièrement couvertes d’icônes : il y en a pour le moins deux cents !

Après le thé, l’Empereur me conduit à un cinématographe improvisé dans une baraque. Longue suite de tableaux pittoresques, représentant les récentes opérations de l’armée russe dans les régions du Tchorokh et de l’Aghri-Dag. En regardant ces gigantesques murailles de l’Arménie orientale, ce chaos de montagnes énormes, de crêtes aiguës et déchiquetées, je mesure ce qu’il faut de valeur au soldat russe pour avancer en un pareil pays, par trente degrés de froid et sous une continuelle tourmente de neige. La séance finie, l’Empereur me ramène à son wagon, où je prends congé de lui.

A sept heures et demie, je pars pour Pétrograd avec Sazonow.


XIX. — LA MUSIQUE RUSSE ET L’ÂME RUSSE


Mercredi, 24 mars.

Si intéressant que soit le roman russe comme expression de l’âme et de la pensée nationales, si révélatrice que soit à cet égard l’œuvre d’un Tourgénief, d’un Tolstoï, d’un Dostoïewsky, d’un Tchékow, d’un Korolenko, d’un Gorky, la musique russe nous fait pénétrer encore plus avant dans les profondeurs de la conscience et de la sensibilité populaires. Renan a dit de Tourguénief : « Aucun homme n’a été à ce point l’incarnation d’une race entière. Un monde vivait en lui, parlait par sa bouche ; des générations d’ancêtres, perdues dans le sommeil des siècles, sans paroles, arrivaient par lui à la vie et à la voix... » N’est-ce pas encore plus vrai de Borodine, de Moussorgsky, de Rimsky-Korsakow, de Tchaïkowsky, de Glazounow, de Balakirew, de Liadow ? Romances, opéras, ballets, symphonies, morceaux d’orchestre et de piano, chaque œuvre porte l’empreinte du pays et de la race. On y retrouve, sous la forme la plus séduisante, la plus captivante, la plus persuasive, tout le tempérament et tout le caractère des Russes : leur inquiétude perpétuelle ; leurs impulsions irrésistibles et précipitées ; leurs aspirations confuses et douloureuses, impuissantes et contradictoires ; leur penchant à la mélancolie ; leur hantise du mystère et de la mort ; leur besoin d’effusion et de rêve ; leur promptitude aux émotions extrêmes ; leur instinct de volupté, susceptible