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Une heure avant moi, en cette auberge, est passé, sous escorte de gendarmes, prévenu d’un méfait anodin, un gars célèbre pour avoir tué, il y a six ans, à Sparte, l’amant de sa sœur. Il l’avait tiré du lit de la demoiselle, collé au mur, et, après cinq minutes de grâce pour lui permettre de faire un acte de contrition, lui avait réglé son compte avec deux balles dans la poitrine. Ici, ils trouvent cela très bien. D’après tout ce que j’entends, ils ne badinent pas avec les mœurs en Péloponèse. Famille, autorité paternelle, sainteté du mariage sont des réalités, et, ce matin, mon docteur et mon Saint-Cyrien se lamentaient sur la situation ingrate du célibataire. « Pas de femmes ! » c’est la consigne.


Je me trouve voyager dans les traces de Paul Bourget, qui était ici il y a quelques semaines : personne ne l’a lu, mais tout le monde sait que c’est un très grand homme. On ne parle que de lui et de Madame. A chaque auberge, on montre la chambre où il logeait. Il a trouvé ceci bien, cela mal, a été content, pas content ; il a accepté à diner chez l’archevêque de Sparte, refusé chez un autre. — Qu’a-t-il pensé ? Qu’écrira-t-il ?


On rattelle les chevaux ; Pavlos est endormi sur mon bras. Quel dommage de le réveiller ! Petit ami d’une heure, qu’oncques ne reverrai. Je ferme ma lettre ; elle partira de Corinthe.


VIII


Entre Corinthe et Patras, le 13 juin.

Le train court le long du golfe, entre une plage de vignes dont les ceps bordent la mer et de hautes falaises rouges qui portaient voici 3 000 ans les plus vénérables forteresses : les vieilles cités achéennes confédérées sous Agamemnon : Sicyone, devenue depuis la ville des grands sculpteurs, de Polyctète, de Lysippe, — Œgire où fut décidée en conseil la guerre de Troie, — Gégion. Il n’en reste pas un débris, et, au contraire, cette plage est si riante, si fertile, si riche de vignes, ces pentes boisées d’oliviers, de platanes, au pied de falaises, sont si européennes, et aussi les villages coquets et bien bâtis, les travailleurs dans les champs, les vignes si soignées, qu’on se croit à