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Grande-Maîtresse de la Cour, Mme Narischkine. Quelques mots de présentation et l’on passe à table

Selon le vieil usage russe, il n’y a pas de salle à manger au Palais Alexandre. Suivant les circonstances, le couvert est mis tantôt dans une pièce, tantôt dans une autre. Aujourd’hui, la table, une table ronde, une vraie table de famille, est dressée dans la bibliothèque, où le soleil, les reflets diamantés de la neige et les perspectives lumineuses du jardin répandent la gaîté.

Je suis placé à la droite de l’Impératrice et le général Pau à sa gauche. Mme Narischkine est assise à la droite de l’Empereur et le général de Laguiche à sa gauche. J’ai à ma droite l’aînée des Grandes-duchesses, Olga-Nicolaïewna, qui a dix-neuf ans et demi. Ses trois sœurs, le Césaréwitch et le comte Benckendorff occupent les autres places.

Aucune gêne, aucun apprêt dans la conversation, qui néanmoins traîne un peu.

L’Impératrice a bonne mine : il y a en elle un effort visible de grâce et de sourire. Elle revient à plusieurs reprises sur le sujet même que Raspoutine a si chaleureusement développé devant moi : la répercussion infinie de souffrance que la guerre aura pour les humbles, le devoir politique et moral de leur venir en aide.

Par instants, le Césaréwitch, qui trouve le repas long, fait une farce, au grand désespoir de ses sœurs, qui le regardent sévèrement. L’Empereur et l’Impératrice sourient, en feignant de ne pas voir.

Le général Pau produit une excellente impression par sa dignité naturelle, par sa belle figure de loyal soldat, par son renom de talent, d’honneur et de piété.

Dès qu’on est sorti de table, l’Empereur m’attire au fond du salon, m’offre une cigarette et, prenant son air grave, il me dit :

— Vous vous rappelez la conversation que j’ai eue avec vous au mois de novembre dernier. Depuis lors, mes idées n’ont pas changé, il est cependant un point que les événements m’obligent à préciser : je veux parler de Constantinople. La question des Détroits passionne au plus haut degré l’opinion russe. C’est un courant chaque jour plus puissant. Je ne me reconnaîtrais pas le droit d’imposer à mon peuple, les terribles sacrifices de la guerre actuelle sans lui accorder comme récompense la réalisation