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C’est effroyable !... Pendant plus de vingt ans, on ne moissonnera que de la douleur sur la terre russe !

— Oui, certes, dis-je, c’est affreux ; mais ce serait bien pire encore si de pareils sacrifices devaient rester vains. Une paix indécise, une paix de lassitude ne serait pas seulement un crime envers nos morts : elle entraînerait des catastrophes intérieures dont nos pays ne se relèveraient peut-être jamais.

— Tu as raison... Nous devons nous battre jusqu’à la victoire.

— Je suis heureux de te l’entendre dire, car je connais plusieurs personnes haut placées qui comptent sur toi pour amener l’Empereur à ne plus continuer la guerre.

Il me dévisage d’un œil méfiant et se gratte la barbe. Puis, brusquement :

— Il y a des imbéciles partout.

— Ce qui est fâcheux, c’est que ces imbéciles ont trouvé du crédit à Berlin. L’empereur Guillaume est convaincu que tes amis et toi, vous travaillez de toute votre influence pour la paix.

— L’empereur Guillaume... Mais tu ne sais donc pas que c’est le Diable qui l’inspire ? Toutes ses paroles, tous ses gestes lui sont commandés par le Diable. Je sais ce que je dis ; je m’y connais... C’est le Diable seul qui le soutient. Mais un beau jour, subitement, le Diable se retirera de lui, parce que Dieu en aura décidé ainsi. Et Guillaume tombera à plat, comme une vieille chemise qu’on jette au fumier.

— Alors, notre victoire est certaine. Le Diable ne peut évidemment pas être vainqueur.

— Oui, nous aurons la victoire. Mais je ne sais quand... Dieu choisit comme il lui plaît l’heure de ses miracles. Aussi nous ne sommes pas au bout de nos peines ; nous verrons couler encore beaucoup de sang et beaucoup de larmes...

Il revient à son thème initial, à la nécessité d’alléger les souffrances populaires :

— Cela coûtera des sommes énormes, des millions et des millions de roubles. Mais il ne faut pas regarder à la dépense... Car, vois-tu, quand le peuple souffre trop, il devient mauvais ; il peut être terrible ; il va même quelquefois jusqu’à parler de république... Tu devrais dire tout cela à l’Empereur.

— Je ne peux pourtant pas dire à l’Empereur du mal de la république !