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pour répondre à notre demande de secours. La réponse est telle que je l’attendais : le général Joffre vient d’ordonner une attaque vigoureuse en Champagne.


XVII. — RENCONTRE DE RASPOUTINE


Mercredi, 24 février.

Cet après-midi, comme je fais visite à Mme O..., qui s’occupe activement d’œuvres hospitalières, la porte du salon s’ouvre tout à coup, avec fracas. Un homme de haute stature, habillé du long caftan noir que les moujiks aisés portent les jours de fête, chaussé de lourdes bottes, s’avance à grandes enjambées vers Mme O..., qu’il embrasse bruyamment. C’est Raspoutine.

Jetant sur moi un regard rapide, il demande :

— Qui est-ce ?

Mme O... me nomme. Il reprend :

— Ah ! c’est l’ambassadeur de France ! Je suis content de le connaître ; j’ai précisément quelque chose à lui dire.

Et il commence à parler avec volubilité. Mme O..., qui nous sert d’interprète, n’a même pas le temps de traduire.

J’ai ainsi le loisir de l’examiner. Cheveux bruns, longs et mal peignés ; barbe noire et drue ; front haut ; nez large et saillant ; bouche musclée. Mais toute l’expression de la figure se concentre dans les yeux, — des yeux bleu de lin, d’un éclat, d’une profondeur, d’une attirance étranges. Le regard est à la fois aigu et caressant, ingénu et astucieux, direct et lointain. Quand sa parole s’anime, on dirait que ses pupilles se chargent de magnétisme.

En phrases brèves et heurtées, avec beaucoup de gestes, il esquisse devant moi un pathétique tableau des souffrances que la guerre inflige au peuple russe :

— Il y a trop de morts, trop de blessés, trop de veuves, trop d’orphelins, trop de ruines, trop de larmes !... Songe à tous les malheureux qui ne reviendront plus et dis-toi que chacun d’eux laisse derrière lui cinq, six..., dix personnes qui pleurent ! Je connais des villages, de grands villages, où tout le monde est en deuil... Et ceux qui reviennent de la guerre, dans quel état, Seigneur Dieu !... Des estropiés, des manchots, des aveugles !...