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— Excellentes, me dit-il, excellentes ! ... Le Grand-Duc Nicolas est plein de confiance et de chaleur. Aussitôt que son artillerie aura des munitions, il reprendra l’offensive ; il est toujours résolu à marcher sur Berlin...

Il me parle ensuite de la Déclaration que le Gouvernement lira, mardi prochain, à la réouverture de la Douma.

— Cette déclaration produira, j’espère, un grand effet en Allemagne et en Autriche ; elle est, pour le moins, aussi énergique et péremptoire que celle dont votre Gouvernement a donné lecture naguère aux Chambres françaises. Je vous affirme qu’après cela on ne se demandera plus si la Russie veut ou non poursuivre la guerre jusqu’à la victoire...

Il me raconte enfin que l’Empereur lui a longuement exposé avant-hier ses idées sur les bases générales de la paix future et qu’il lui a plusieurs fois déclaré sa volonté d’abolir l’Empire d’Allemagne : « Je ne laisserai plus, a dit le Tsar d’un ton ferme, je ne laisserai plus jamais accréditer auprès de moi un ambassadeur du Kaiser allemand. »

M’autorisant de l’amicale franchise qui préside à nos rapports, je demande à Krivochéïne s’il ne craint pas que la conduite de la guerre ne soit bientôt gênée, peut-être même paralysée, par les difficultés de la politique intérieure. Après un instant d’hésitation, il me répond :

— J’ai confiance en vous, monsieur l’ambassadeur ; je vous parlerai librement... La victoire de nos armées ne me laisse aucun doute, à une seule condition : c’est qu’il y ait un accord intime entre le Gouvernement et l’esprit public. Cet accord fut parfait, au début de la guerre ; je dois reconnaître malheureusement qu’il est menacé. J’en ai parlé avant-hier encore à l’Empereur... Hélas ! la question ne date pas d’aujourd’hui. L’antagonisme entre le pouvoir impérial et la société civile est le plus grand fléau de notre vie politique. Je l’observe avec douleur depuis longtemps. Et, il y a quelques années, j’ai exprimé toute mon amertume dans une phrase qui eut alors un certain retentissement ; je disais : L’avenir de la Russie restera précaire tant que le Gouvernement et la société persisteront à se regarder comme deux camps adverses, tant que chacun des deux désignera l’autre par le mot « eux » et qu’ils n’emploieront pas le mot « nous » pour désigner la collectivité russe. A qui la faute ? Comme toujours, à personne et à tous ! ... Les abus et les