Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

propriété personnelle, la pleine et entière propriété de son lot. L’assujettissement de la terre au mir a entretenu en effet, chez le paysan russe, l’idée essentiellement communiste que la terre appartient, de droit exclusif, à ceux qui la cultivent. Les fameuses ordonnances, promulguées par Stolypine en 1906 et conçues dans un esprit si libéral, n’ont pas eu de plus chaleureux défenseur que Koulomzine. Il achève par ces mots :

— Transférer aux paysans la plus grande surface possible de terres, organiser fortement la propriété individuelle dans les masses rurales, c’est de là que dépend selon moi tout l’avenir de la Russie. Les résultats qu’on doit à la réforme de 1906 sont déjà très importants. Si Dieu nous préserve des folles aventures, j’estime que, dans quinze ou vingt ans, le régime de la propriété personnelle aura complètement remplacé, pour les paysans, le régime de la propriété communale.



Vendredi, 29 janvier.

Cet après-midi, passant près du Jardin de Tauride, je croise quatre soldats du service pénitentiaire qui, le sabre au poing, encadrent un pauvre diable de moujik, loqueteux, hâve, la figure contrite et résignée, traînant avec peine ses bottes avachies dans la neige. Le petit convoi se dirige vers la prison de la Chpalernaïa.

Sur leur passage, une femme s’arrête, une femme du peuple, engoncée dans un gros manteau de laine verdâtre et fourrée. Elle enlève ses gants, dégrafe sa pelisse, fouille dans ses jupes épaisses, tire une bourse, y prend une piécette et la donne au captif, en esquissant un signe de croix. Les soldats de l’escorte ralentissent le pas et s’écartent pour la laisser faire.

Je viens d’avoir sous les yeux la scène de Résurrection, où Tolstoï nous montre la Maslowa, transférée de la prison au tribunal entre deux gendarmes et recevant l’aumône d’un moujik qui l’aborde aussi en faisant le signe de la croix.

La pitié pour les prisonniers, pour les forçats, pour tous ceux qui tombent sous la griffe redoutable de la justice, est innée dans le peuple russe. Aux yeux du moujik, l’infraction aux lois pénales n’est pas une faute, encore moins une infamie ; c’est un malheur, une malchance, une fatalité, dont nous-mêmes peut-être nous serons demain la victime, s’il plaît à Dieu.