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moins encore, — excusez ma franchise, — avec celles que nous recommandent si instamment certains publicistes d’Occident. La Russie n’est pas un pays occidental et ne le sera jamais. Tout notre tempérament national répugne à vos méthodes politiques. Les réformes que je conçois s’inspirent, au contraire, des deux principes qui sont les piliers de notre régime actuel et qu’il faut maintenir à tout prix : l’autocratisme et l’orthodoxie... Ne perdez jamais de vue que l’Empereur a reçu sa puissance de Dieu même, par l’onction du sacre, et qu’il est non seulement le chef de l’État russe, mais encore le tuteur suprême de l’Église orthodoxe, l’arbitre suréminent du Saint-Synode. La séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux, qui vous paraît naturelle en France, est impossible chez nous : elle irait à l’inverse de toute notre évolution historique. Le tsarisme et l’orthodoxie sont enchaînés l’un à l’autre par un lien indissoluble, par un lien de droit divin. Le Tsar n’est pas plus libre de renoncer à l’absolutisme que d’abjurer la foi orthodoxe... En dehors de l’autocratisme et de l’orthodoxie, il n’y a place que pour la révolution. Et, par révolution, j’entends l’anarchie, la subversion totale de la Russie. Chez nous, la révolution ne peut être que destructive et anarchique. Voyez ce qui est arrivé à Tolstoï ! D’erreur en erreur, il a renié l’orthodoxie. Aussitôt, il est tombé dans l’anarchie. Sa rupture avec l’Église l’a conduit fatalement à la négation de l’État.

— Si je comprends bien votre pensée, la réforme politique devrait avoir comme corollaire ou même comme préface la réforme ecclésiastique, par exemple : la suppression du Saint-Synode, le rétablissement du Patriarcat...

Il me répond avec un visible embarras :

— Vous touchez là, Monsieur l’ambassadeur, à de graves questions, sur lesquelles les meilleurs esprits sont malheureusement partagés. Mais il y a beaucoup à faire dans cet ordre d’idées...

Après s’être dérobé par quelques phrases, il fait dévier la conversation vers l’éternel problème russe, qui implique tous les autres, le problème agraire. Nul n’est plus compétent à traiter cette grave question, puisqu’il a pris, en 1861, une part active à l’émancipation des serfs et qu’il a participé, depuis lors, à toutes les réformes successives. Il aura été l’un des premiers à découvrir l’erreur de la conception initiale et à professer qu’on aurait dû conférer immédiatement au moujik la