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voûtée, toute brisée ; elle se traînait à peine. Je lui donne quelques kopecks pour entrer en conversation et je l’interroge : — « Tu as l’air bien fatiguée, ma pauvre vieille ! D’où viens-tu donc ? » — « Je viens de Tabinsk, là-bas, dans l’Oural. » — « Comme c’est loin ! » — « Oui, c’est très loin. » — « Mais tu es venue en chemin de fer ? » — « Non, je n’ai pas de quoi me payer le chemin de fer. Je suis venue à pied. » — « A pied, de l’Oural à Kiew ? ... Mais combien as-tu mis de temps ? » — « Des mois !... Je ne sais plus. » — « Au moins, tu avais des compagnons de route ? » — « Non, j’étais seule. » — « Seule ! ... » Je la regarde d’un œil étonné. Elle reprend : — « Oui, seule... avec mon âme... » Je lui ai glissé dans la main un billet de vingt roubles. C’était beaucoup pour elle ; mais le mot valait bien davantage.



Mercredi, 27 janvier.

Un remerciement pour l’envoi d’une brochure m’amène à la Serguievskaïa, chez le vénérable et sympathique Koulomzine, secrétaire d’État, membre du Conseil de l’Empire, chevalier de l’Ordre insigne de Saint-André. Il touche à ses quatre-vingts ans. Vieilli dans les plus hautes fonctions, il a conservé toute sa lucidité ; j’aime à m’entretenir avec lui, car il est plein d’expérience, de sagesse et de bonté.

Au sujet de la guerre, il me tient un langage excellent :

— Quelles que soient nos difficultés actuelles, la Russie est obligée d’honneur à les surmonter. Elle doit à ses alliés, elle se doit à elle-même de poursuivre la lutte, coûte que coûte, jusqu’à la défaite complète de l’Allemagne... Que nos alliés aient seulement un peu de patience ! D’ailleurs, la poursuite de la guerre ne dépend que de Sa Majesté l’Empereur et vous connaissez ses idées...

Puis, nous parlons de la politique intérieure. Je ne lui cache pas que je suis inquiet du mécontentement qui se manifeste de toutes parts, dans toutes les classes de la société. Il me concède que l’état de l’opinion publique le préoccupe aussi et que des réformes s’imposent ; mais il ajoute, avec un accent de fermeté qui me frappe :

— Les réformes, auxquelles je pense et qu’il serait trop long de vous exposer, n’ont rien de commun avec celles que réclament nos constitutionnels-démocrates de la Douma et