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nerveux dans un éréthisme continu. De là, tant de figures sombres ou fébriles, anxieuses ou hagardes, fanatiques ou consumées, figures d’ascètes, de visionnaires, d’anarchistes. Je songe à la déclaration que Dostoïewsky attribue au juge Porphyre, dans Crime et Châtiment : « Le crime de Raskolnikow est l’œuvre d’un cœur surexcité par des théories. »


Les étudiantes, très nombreuses, ne sont pas moins instructives à observer. J’en remarque une qui sort d’un café, accompagnée de quatre jeunes gens, et qui s’arrête avec eux sur le trottoir pour continuer la discussion. Grande, assez jolie, les yeux vifs et durs sous la toque d’astrakan, elle pérore d’un air impératif. Deux autres étudiants, qui sortent peu après du traktir, viennent aussi se grouper autour d’elle J’ai peut-être là devant moi un des types les plus originaux de la femme russe : une propagandiste de la foi révolutionnaire.

Les romanciers russes, Tourguéniew en particulier, ont souvent observé que les femmes de leur pays sont très supérieures aux hommes pour l’énergie du caractère, l’assurance de la conduite et la trempe de la volonté. Dans le domaine de la vie sentimentale, ce sont presque toujours elles qui attaquent et qui entraînent, qui attisent et qui harcèlent, qui affirment et qui décident, qui ordonnent et qui imposent. Elles se montrent toutes pareilles dans un emploi très différent de leur activité morale, dans le domaine de l’action politique et subversive,

Aux temps déjà lointains du nihilisme, à l’époque héroïque de la Narodnaïa volia, les femmes et surtout les jeunes filles se distinguèrent immédiatement parmi les plus redoutables protagonistes. Elles excellèrent tout de suite dans leur rôle tragique. Dès leurs premiers coups, elles se dessinèrent comme de superbes Euménides.

Le 24 janvier 1878, Véra Zassoulitch ouvre le cortège en tirant à bout portant sur le Préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trépow. Le 13 mars 1881, Sophie Pérovsky participe directement à l’assassinat d’Alexandre II. L’année suivante, Véra Figner fomente une sédition militaire à Kharkow. En 1887, Sophie Gunsbourg organise un attentat contre Alexandre III. Peu après, Catherine Brechkowsky entreprend avec Tchernow son inlassable propagande qui fait scintiller jusque dans l’âme obscure des moujiks les mirages de l’Évangile socialiste. En