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vie, aux paraboles de l’Évangile, au devoir de l’aumône, au rachat des fautes par la souffrance, à la justice qui finira par triompher sur la terre de Dieu. Vous n’imaginez pas combien il y a parfois de puissance méditative et de sensibilité poétique dans l’âme de nos moujiks... Ajoutez enfin qu’ils se servent très habilement de leur intelligence. Ils sont de première force dans la discussion : ils argumentent avec beaucoup d’adresse et de subtilité ; ils ont souvent des réparties très spirituelles, des insinuations très malicieuses, des ironies très fines...


Mardi, 18 janvier.

Le ministre de la Justice, Stchéglovitow, chef de l’Extrême droite au Conseil de l’Empire, le plus radical et le plus intransigeant des réactionnaires, vient me voir pour me remercier d’un service insignifiant que j’ai pu lui rendre. Nous parlons de la guerre, dont je lui fais prévoir l’énorme longueur :

— Les illusions, dis-je, ne nous sont plus permises. L’épreuve, telle qu’elle se dessine, commence à peine et sera de plus en plus dure. Il nous faut donc faire une ample provision de forces matérielles et morales, comme on équipe un navire pour une traversée très dangereuse et très longue.

— Oui certes ! L’épreuve qu’il a plu à la Providence de nous infliger s’annonce terrible et nous n’en sommes évidemment qu’au début. Mais, Dieu aidant et avec le concours de nos bons alliés, nous la surmonterons. Je ne doute pas de notre victoire finale... Permettez-moi, cependant. Monsieur l’ambassadeur, d’insister sur un mot que vous venez de prononcer. Vous estimez avec raison que nous devons nous approvisionner de forces morales autant que de canons, de fusils et d’obus, car il est apparent que cette guerre nous réserve de grandes souffrances, des sacrifices terribles. J’en frémis d’horreur ! Mais, pour ce qui est de la Russie, ce problème des forces morales est relativement simple. Que le peuple russe ne soit pas troublé dans sa foi monarchique et il supportera tout, il accomplira des prodiges d’héroïsme et d’abnégation. N’oubliez pas que, aux yeux des Russes, — je veux dire des vrais Russes, — Sa Majesté l’Empereur incarne non seulement le pouvoir suprême, mais encore la religion et la patrie. Croyez-moi : en dehors du tsarisme, il n’y a pas de salut, parce qu’il n’y a plus de Russie...