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Dimanche, 17 janvier.

Le commandant Langlois, qui est agent de liaison entre le G. Q. G. français et le G. Q. G. russe, arrive de Baranovitchi et repart demain pour Paris par la Suède.

Il a laissé le Grand-Duc Nicolas « plein d’entrain et résolu à reprendre l’offensive aussitôt que son armée aura reçu des munitions. » L’état moral des troupes est bon ; les effectifs sont faibles à cause des pertes récentes.



Lundi, 18 janvier.

Je parle du paysan russe avec la comtesse P... qui fait chaque année de longs séjours sur ses terres, où elle remplit très noblement son rôle de barina. D’ailleurs, par inclination morale, par instinct de droiture et de charité, elle n’aime rien tant que la société des simples.

— En Occident, me dit-elle, on ne comprend pas nos moujiks. Parce qu’un très grand nombre d’entre eux ne savent ni lire ni écrire, on les croit bornés, abrutis, presque barbares. Quelle erreur ! ... Ils sont ignorants ; c’est-à-dire qu’ils ne savent pas, ils ne connaissent pas ; ils manquent de notions positives ; leur instruction scolaire est très faible, souvent nulle... Mais, pour être inculte, leur intelligence n’est pas moins remarquable de compréhension, de souplesse et même d’activité.

— D’activité, vraiment ?

— Oui certes. Leur esprit est toujours en travail. Les moujiks ne parlent pas beaucoup ; mais ils pensent, ils réfléchissent, ils méditent, ils rêvent continuellement.

— A quoi pensent-ils ? A quoi rêvent-ils ?

— D’abord à leurs intérêts matériels, à leur récolte, à leur bétail, à la misère qui les étreint ou qui les menace, au prix des vêtements et du thé, au poids des impôts et des corvées, à la prochaine réforme agraire, etc. Mais des pensées beaucoup plus hautes les occupent aussi, avec des résonances bien plus profondes dans leur être intime. C’est en hiver surtout, pendant les interminables veillées de l’isba ou les monotones parcours sur la neige. Une lente et mélancolique rêverie les absorbe alors tout entiers : ils songent à la destinée humaine, au sens de la