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Vendredi, 15 janvier.

Temps radieux ; c’est une joie si rare dans ces interminables hivers ! Malgré le froid très vif, je vais me promener seul aux Iles, où le soleil boréal déploie sa magie sur la nappe glacée du Golfe de Finlande. Quelques nuages roses, émaillés de feu, parcourent l’azur argenté du ciel ; des lueurs de météore baignent l’horizon. Les cristaux de givre qui couvrent les arbres, la neige immaculée qui tapisse le sol scintillent par instants comme si l’on y avait semé de la poussière de diamant.

Je réfléchis au langage que l’Empereur m’a tenu hier et qui grave une fois de plus dans mon souvenir la belle attitude morale, dont il ne s’est jamais départi depuis le début de la guerre. La conscience qu’il a de ses devoirs est certes aussi haute et pleine que possible, puisqu’elle est sans cesse entretenue, vivifiée, illuminée en lui par le sentiment religieux. Pour le reste, je veux dire : pour la science positive et l’exercice pratique du pouvoir suprême, il est manifestement inférieur à sa tâche. Je m’empresse d’ajouter que nul ne pourrait suffire à une pareille tâche ; car elle est ultrà vires, au-dessus des forces humaines. L’autocratisme correspond-il encore au caractère du peuple russe et à son état de civilisation ? C’est un problème sur lequel de très bons esprits hésitent à se prononcer ; mais ce qui ne fait pas doute, c’est qu’il n’est plus compatible avec l’extension territoriale de la Russie, avec la diversité de ses races, avec le développement de sa puissance économique. Auprès de l’Empire actuel qui ne compte pas moins de cent quatre-vingts millions d’habitants répartis sur vingt-deux millions de kilomètres carrés, qu’était la Russie d’Ivan le Terrible, de Pierre le Grand, de Catherine II, même de Nicolas Ier ?... Pour diriger un État devenu aussi colossal, pour commander tous les moteurs et tous les engrenages d’un système aussi énorme, pour unir et mettre en œuvre des éléments aussi complexes, hétérogènes, et disparates, il ne faudrait pas moins que le génie de Napoléon. Quelles que puissent être les vertus intrinsèques du tsarisme autocratique, il est un anachronisme géographique.