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et profonde. Mais est-ce la mer ? Salamine, Egine, les petites îles qui les entourent, les lointains de côtés, à des plans divers et délicieusement teintés, tendent un écran sur l’horizon et donnent l’illusion d’un lac. Et les souvenirs bouillonnent : c’est la bataille de Salamine, qu’on suit heure par heure, livre en main : c’est un précipice que le train franchit avec précaution sur un pont de fer du dernier modèle, mais la banalité de cette vision se transforme quand on vous rappelle que c’est de là que le brigand Scirron, tué par Thésée, précipitait les voyageurs ; le beau rocher qui s’élève, isolé, à six cents mètres au-dessus des deux golfes, c’est l’Acrocorinthe, et la tache de verdure que j’y distingue, c’est la fontaine où Bellérophon captura Pégase. Cette vallée qui s’enfonce, rieuse, sous les lauriers-roses, c’est Némée, et l’« Indicateur » perd toute sécheresse à évoquer de telles légendes.


A Eleusis, on nous gare une demi-heure pour laisser passer l’Impératrice Frédéric qui vient voir sa fille. Un train spécial, des wagons-salons, des aides-de-camp du roi en uniforme, et dans la voiture principale, une femme en noir qui, à l’appel de la station, s’accoude à la glace, et dont le regard se perd vers Salamine. Et nous sommes à mi-chemin de Thèbes et de Corinthe, entre lesquelles tint la vie d’Œdipe. Evoque-t-elle les légendaires tragédies royales, la vaillante et douloureuse héroïne de tragédies presque égales ? Songe-t-elle, cette victime du destin, qu’elle aussi, Eschyle l’eût chantée ?


Je voyage avec un colonel autrichien, M. H..., chef d’une mission topographique qui, depuis cinq ans, lève la carte de Grèce : il est accompagné d’un sous-lieutenant d’artillerie, Platon Chrysantopoulos, aimable et prévenant, qui m’envie de voyager, mais que la dépréciation du drachme, qui fait d’eux tous des pauvres hors de leur pays, retient au logis. Ils descendent à Argos, où les attend tout un corps d’officiers.


Notre légation m’a obligeamment fourni un drogman nommé D..., qui, me libérant de tous soins matériels, me permet de regarder et de rêver. C’est un marchand de vins de Santorin, jeune, débrouillard, mais trop expansif : il a tenu à m’informer avec insistance qu’il était catholique. En ce pays orthodoxe,