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la portée de la pièce. Don Juan a remarqué Angélique : autant dire qu’il projette de l’enlever. Il charge Sganarelle, qui a ses entrées dans la maison, de lui porter un billet. C’est ici qu’interviennent les « scrupules » du bonhomme. Va-t-il, dans cette maison qui fut la sienne, introduire le déshonneur ? Il s’en tire en normand, fait la commission de son maître et tout de suite après le démasque aux yeux d’Angélique. Hélas ! il est trop tard, et placée entre l’amour honnête de Léandre et le troublant amour de Valère (c’est le nom supposé de Don Juan), c’est vers celui-ci qu’elle se sent attirée. M. de Régnier a mis dans la bouche de Léandre cette protestation indignée : « Quel tort a-t-elle jamais eu envers vous, Don Juan, cette enfant qui est devant vous ? Elle est pure, douce, tendre. Pourquoi êtes-vous venu troubler son repos ? Avant de vous avoir vu, elle était contente de son existence simple et tranquille et elle eût accepté de la continuer avec quelque honnête homme qui l’eût aimée. Elle aurait vécu heureuse et respectée à son foyer dont elle n’aurait connu que les joies simples, mais durables. » L’objet de la pièce est justement de montrer comment la conception romantique de la vie, le faux lyrisme, le mauvais romanesque viennent bouleverser une âme sans défense et compromettre le bonheur de toute une existence. C’est de même que la pièce finit sur une note toute réaliste : l’arrivée des gendarmes. Enlever les filles, abandonner les femmes, tuer les pères et transpercer les rivaux, tout cela est fort joli dans le monde de la fiction : dans la vie réelle, cela mène tout droit devant les tribunaux et a de grandes chances de mal finir.

Tout ce dernier acte est plein de mouvement et contient de très belles scènes. Montée pour quelques représentations seulement, la pièce a déjà dépassé le nombre prévu et en comptera bien d’autres encore. Il faut savoir gré à l’Œuvre de nous en avoir révélé la vertu dramatique et de l’avoir sans doute désignée à d’autres scènes.

Le rôle de Sganarelle est très remarquablement tenu par M. Jacques Baumer. qui l’a composé avec autant de sûreté que de fantaisie et de force comique. C’est sur lui que repose à peu près toute l’interprétation. Mlle Lucile Nycot, à force d’élégance, rendrait acceptable l’idée d’un Don Juan joué en travesti et gagnerait la partie, si la partie pouvait être gagnée. Je citerai encore M. Roger Weber, qui a très bien dit le joli rôle de Léandre. Le reste de l’interprétation est plus qu’honorable.


RENÉ DOUMIC.