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qui peu à peu se rapproche, qui lui fait signe, qui lui sourit. Et alors, avec Marthe, c’est le bonheur qui entre, c’est la vie et tout ce qu’il aime dans la vie.

Tout de suite un flot de questions. Qu’a-t-elle fait, qu’a-t-elle dit depuis la veille, et surtout qui a-t-elle vu ? Marthe est jeune, elle est jolie, et elle vit dans le monde des théâtres. Ce sont bien des raisons pour faire trembler un vieillard amoureux. Certes, depuis cinq ans qu’elle est pour lui une maîtresse aussi délicieuse et tendre qu’elle est passionnément aimée, Barnac n’a pas cessé d’avoir confiance en elle ; mais c’est une confiance où ne laisse pas de se mêler une vague inquiétude. Il ne la fait pas surveiller, mais il la fait accompagner. Pendant qu’elle bavarde, rit, caquette, gazouille, saute à la corde, lui prend son cigare et fait mille gentilles gamineries, on le devine préoccupé. Il ne sait rien, mais déjà il éprouve ce malaise particulier et cette difficulté à respirer qui vient des impondérables. Il est à point. Deux bons confrères se chargent de lui ouvrir les yeux. Ils le font, la mort dans l’âme, pour la dignité de la profession : pas plus que la femme de César, la maîtresse du président de la Société des auteurs ne doit être soupçonnée. Et la conduite de Marthe fait plus que de prêter au soupçon.

Barnac réclame une précision, un nom. Mais le dénonciateur est galant homme : il ne consent à livrer qu’une initiale. Le nom commence par un J. Aussitôt Barnac se jette sur son livre d’adresses. Le J. est une lettre qui compte peu de titulaires. Il y a Jarry, compositeur de musique, et Jolligny, gentilhomme brocanteur. Lequel des deux ? Comment le savoir ? Barnac est auteur dramatique : sur le champ, sa connaissance du théâtre lui fournit un moyen un peu gros, un truc un peu scribesque ; peu importe : ce sont toujours les mêmes qui réussissent. Sous divers prétextes et à des heures différentes, il convoque pour le lendemain les deux J. Il feint auprès de Marthe d’être obligé à une absence par ses fonctions académiques. Marthe recevra Jarry et recevra Jolligny. Cependant deux dactylographes, introduites en grand secret dans la maison et cachées derrière une tenture, ne perdront pas un mot du double entretien, non plus que de tous ceux qui pourront suivre. L’une sténographiera, l’autre traduira.

Ces dispositions prises et son piège dûment machiné, Barnac feint De se remettre au travail, en toute liberté d’esprit, et de dicter une scène de la pièce qu’il a sur le chantier. Il dicte comme il en a l’habitude, Marthe couchée à ses pieds. La scène, celle d’un amant trahi et qui