Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas au public, mais à ces gens de qualité dont il rêvera de l’émanciper. Lui, jamais il ne s’émancipera. Sans doute, avec un plus grand génie, l’eût-il fait : son gracieux talent n’y suffisait pas. Avec plus de désinvolture et avec la franchise d’allures qu’avaient d’autres poètes, il se sauvait. Seulement, il n’est pas aventureux : gentilhomme rangé, qui n’a défaut que de fortune, il est du monde. Il fut, très longtemps et bien après la fin de sa jeunesse, en clientèle. Le comte de Fiesque l’a tiré de sa province. Et le comte de Fiesque n’est pas un mauvais protecteur, pour Segrais, tant s’en faut ; mais, au moment où il remarque ce jeune homme, il est exilé de la cour. Dès le début, Segrais éprouve les difficultés qui, de très haut lieu, tombent sur la plus humble destinée. Le comte de Fiesque le fit entrer au service de Mademoiselle, son gentilhomme et secrétaire de ses commandements, l’année 1648.

Segrais avait alors vingt-quatre ans : une jolie place ! Mais le service de Mademoiselle était une chose terriblement remuée, turbulente et contraire au calme où naissent les églogues. En 1648, Mademoiselle avait vingt et un ans et préludait à ses folies. Voici la Fronde et c’est l’époque où les gens de lettres ne trouvent plus la vie possible en ce pays. Scarron, tout infirme qu’il est et peu transportable, songe à gagner l’Amérique. Balzac, le 10 mai 1632, écrit à Conrart : « Si Dieu n’a pitié de nous et ne nous envoie bientôt sa fille bien-aimée, qui est Mme la Paix, je suis absolument résolu de fuir des objets qui me blessent le cœur par les yeux. Quand je serais plus caduc et plus malade que je ne suis, je sortirais du royaume, au hasard de mourir sur la mer si je m’embarque à la Rochelle, ou de mourir dans une hôtellerie si je fais mon voyage par terre. » Le 10 juillet, écrivant encore à Conrart, il se plaint de tant de désordres qui troublent, dit-il, « le commerce des muses ; » et il ajoute : « Quel malheur d’être privé pendant si longtemps de la consolation de nos livres, de nos chastes et innocentes voluptés ! » L’année précédente. Ménage songeait à se retirer en Suède, où l’accueillerait la reine Christine. Segrais l’y incitait, dans une ode qui n’a pas besoin d’un grand souffle lyrique pour être éloquente :


Tu trouveras moins de misère
Qu’en France tu n’en vas laisser !