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deux sœurs que Jean Regnault de Segrais se promit de tirer d’affaire. L’entreprise lui fait honneur. Mais, la merveille, c’est le gagne-pain qu’il a choisi, la poésie ! Quand Voltaire l’appelle « un véritable homme de lettres, » il a raison. Poète, ce n’est point assez dire : il compta que sa poésie le nourrirait et six personnes avec lui ; en ce temps-là, et bien avant que La Bruyère affirmât que la littérature est un métier, encore bien plus avant qu’elle ne devînt un métier comme un autre !

C’est là pourtant l’idée de Segrais, son idée hardiment prématurée. Le 17 mai 1675, Segrais étant directeur de l’Académie française, l’Académie nouvelle de Soissons envoya quatre de ses membres complimenter l’illustre compagnie. Segrais fit un diccours très étonnant. Il attribuait à Richelieu la pensée que, des trois états qui composaient la France, « il en résultait un quatrième. » Ce quatrième état, le vulgaire peut le mépriser, s’il n’a égard qu’au petit nombre des personnes ; mais il est, ce quatrième état, « le plus digne de la considération d’une âme héroïque... Je veux parler, messieurs, de ces généreux esprits dont vous êtes la fleur, de ces âmes célestes qui, au milieu des emplois de ce monde, se détachent du commerce des hommes et qui, bravant le pouvoir de la fortune, ne peuvent faire leur bonheur des grâces qui dépendent de sa témérité. » Sous les ornements du langage, voici la réclamation : auprès du clergé, de la noblesse et du tiers, il y a un quatrième état. Où le placer, dans la hiérarchie de la nation ? Segrais lui donne une qualité sublime et céleste. Il le vante de « braver le pouvoir de la fortune ; » et, si les mots ont ici une vivacité d’accent que l’on remarque, Segrais l’a voulu : il se souvient de lui-même et, de son aventure, il a tiré une doctrine. Le Segraisiana lui prête ce propos : « Les gens de qualité que l’on introduit à l’Académie en si grand nombre lui font grand tort. » Il veut que la littérature soit un état : et un état qui se recrute dans les trois autres états, comme aussi bien le clergé provient de la noblesse et du tiers ; mais il ne veut pas qu’on mêle à cet état des éléments qui n’en sont pas. Dans l’histoire de la profession littéraire, un siècle avant Beaumarchais, Segrais est important.

Or, s’il comptait sur la poésie pour délivrer de la pauvreté ses quatre frères, ses deux sœurs et lui-même, encore devait-il accepter les conditions présentes de la littérature, soumise, non