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Je ne vous reviens pas montrer avec audace
Un captif insolent d’avoir brisé ses fers...


Il y a là une certaine force du sentiment, une bonne carrure de l’alexandrin : les mots ont de la beauté.

Le plus souvent, Segrais est fade ; et la fine harmonie de ses vers ne les empêche pas d’être ennuyeux : ils le sont. Segrais avait un grand succès parmi ses contemporains. Cependant il n’était pas content de lui. En 1658, publiant ses Diverses poésies, où il y a presque toute son œuvre poétique, il s’adresse au lecteur. Il avoue que ses églogues sont plus amoureuses que champêtres : « Je ne l’ai fait, dit-il, qu’après avoir remarqué que le goût de mon siècle s’y portait et qu’elles plaisaient davantage de cette sorte aux dames et aux gens de la cour, » C’est un sacrifice de ses propres sentiments qu’il a consenti à cette illustre clientèle. Beaucoup plus volontiers, il eût suivi l’usage antique et n’eût pas confondu l’élégie et l’églogue : « Mais d’ailleurs c’est un assez grand déplaisir d’être assuré qu’on fait bien et d’avoir le malheur de ne pas plaire... Il semble qu’il soit incompatible d’écrire pour ce temps et pour ceux qui sont à venir ; mais, quoi ! c’est folie de s’amuser à avoir raison quand on dispute devant des juges qui ne l’entendent pas. » Segrais ne dissimule pas sa mauvaise humeur : il lui donne même un accent vif et nerveux, une impatience qui n’est pas l’usage de l’époque. De quoi se plaint-il, au bout du compte ? Il a son idée de l’églogue : une bonne idée, et qu’il sacrifie au goût moins sûr des dames et des gens de cour. C’est qu’il veut plaire : il plaît. Que demande-t-il encore ? Il voudrait que fût meilleur le goût de son siècle. Il demande trop !... Son vœu irait à délivrer la poésie bucolique de l’insupportable galanterie dont elle était alors empêtrée : délivrée, elle aurait le loisir de peindre les champs, la campagne et quelque vérité naturelle. C’était également l’idée de Huet, qui engageait Segrais à relire Théocrite : cl, par l’imitation de Théocrite, il reviendrait à l’églogue. Si bien conseillé, lui-même si justement inspiré, pourquoi Segrais a-t-il cédé lâchement à la mode ?

C’est ici le malheur de son existence. Il manquait d’argent : plaire, c’était, pour lui, gagner sa vie. Son père, un dissipateur à la « bonté ruineuse, » l’avait laissé dans une extrême pauvreté et ne l’y avait pas laissé tout seul, mais avec quatre frères et