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qu’ « en habit de cour et presque de guerre. » Pas du tout I Et l’abbesse l’a vu le moins guerrier qui fût. Elle lui dit : « Vous avez les mains blanches et la peau fine... Vous avez le teint trop blanc et même trop délicat par un homme... » Il était, à la vérité, fort pâle : et d’Olivet l’a remarqué.

Mais, la pâleur de M. Huet, madame de Caen ne l’a pas comprise. Ce n’est pas une pâleur de femmelette. Huet, dans sa jeunesse, « n’avait pas de grâce à la danse ; mais il primait à la course, il était meilleur homme de cheval, il faisait mieux des armes, il sautait mieux, il nageait mieux que pas un de ses égaux. » C’était un Normand leste et vigoureux. Seulement, lorsqu’il entra en érudition, comme d’autres en religion, sa règle fut sévère. Il savait qu’on ne travaille pas, à moins de travailler tout le temps. Mais il aime tant l’étude qu’il ne veut pas qu’on l’accuse d’être mauvaise à la santé. Comment, répond-il, « cette vie réglée, uniforme, paisible, » ne serait-elle pas la meilleure ? Pourvu que nous prenions un peu d’exercice ! et pourvu que nous n’avalions pas « une quantité d’aliments disproportionnée aux besoins d’une vie sédentaire ! » Il dînait sobrement, de viandes communes, afin de ne point exciter sa gourmandise ; point de ragoûts. Dans son eau, il ne mettait qu’une huitième partie de vin. Le soir, il se contentait d’un bouillon médicinal, dit bouillon rouge, et qui était l’invention du médecin Delorme. Ce régime serait celui d’un couvent ; mais ce n’est pas par esprit de pénitence ou de mortification que M. Huet l’adopta : c’est l’hygiène de l’étude. Conséquemment, il était d’une pâleur que madame de Caen ne sut pas interpréter : il avait la pâleur de l’étude.

Sa règle ne lui réussit pas mal, puisqu’il a vécu passé quatre-vingt-dix ans, travaillant jusqu’au dernier jour. En fait de maladie grave, il n’a eu que celles que n’évite pas un homme laborieux ; il a souffert des yeux, à force de toujours lire ou d’écrire d’une petite écriture fine et tassée, joliment dessinée. Les érudits ont très souvent cette petite écriture : jolie, parce qu’ils aiment leur ouvrage et qu’au surplus l’imagination ne les emporte pas ; et tassée, parce qu’ils ont beaucoup à noter, et des choses qui, n’étant pas très importantes, n’ont pas le droit de tenir beaucoup de place. Il leur plaît aussi que les menus détails ne débordent pas le principal, qui ne se perd que trop facilement.