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Lorsque M. Clemenceau eut pris le pouvoir, Bucher fut mandé à Paris. Le président du Conseil l’interrogea longuement sur la situation économique et politique de l’Allemagne. Frappé de la puissance de son esprit et de l’étendue de son savoir, il l’attacha à l’ambassade de Berne qu’il venait de confier à M. Dutasta. Le milieu diplomatique convenait mal à cet Alsacien épris de simplicité et d’indépendance, et qui redoutait toutes les servitudes, hormis la servitude militaire qu’il avait acceptée avec tant de joie. Cependant il eut vite fait de gagner la confiance de son chef, et, dans ce nouveau poste, il poursuivit l’enquête sur l’Allemagne qu’il menait depuis trois ans à Rechésy avec des collaborateurs de son choix. De Berne il put observer les progrès de la débâcle allemande.

Le 11 novembre, son rêve était accompli. Le 22 novembre, les soldats de Gouraud défilaient devant le Palais impérial de Strasbourg.


III

Placé par M. Clemenceau auprès de M. Maringer, haut-commissaire de la République à Strasbourg, Bucher vécut ces journées inoubliables où l’Alsace célébra sa délivrance. Il n’avait jamais douté de son pays, mais cette explosion d’amour, de reconnaissance et d’enthousiasme dépassait tous ses espoirs. Il parcourait en riant les rues de sa ville retrouvée ; il embrassait les amis dont quatre années de guerre l’avaient séparé et qui parfois hésitaient à le reconnaître sous son uniforme bleu horizon, car les Allemands avaient annoncé sa mort ; il faisait aux Français les honneurs du palais du statthalter où le gouvernement de la France venait de s’installer ; il s’amusait de la surprise des soldats émerveillés du spectacle qu’offrait Strasbourg en liesse. Et le mâle visage de cet homme impassible se contractait pour cacher l’émotion dont son âme était transportée.

Sans tarder, il se remit à la tâche. Son labeur fut alors formidable et, à son grand désespoir, à peu près stérile. Son rôle était d’aider et d’éclairer l’administration française qui débarquait à Strasbourg. Ignorante des choses et des gens d’Alsace, elle s’imaginait, — le délire même de l’Alsace excusait un peu son erreur, — qu’on allait, avec des harangues sentimentales et des effusions patriotiques, résoudre tous les problèmes que