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à Pfetterhouse. J’ai sous mes ordres Paul Acker [1] et quelques jeunes Alsaciens, tous de vieilles familles, engagés et Français comme moi.

Nous assurons l’information, nous faisons des plans des défenses allemandes, nous rédigeons des Bulletins sur l’état militaire, moral, économique des Allemands. Enfin nous interrogeons les prisonniers et les déserteurs, et nous protégeons nos malheureux compatriotes contre l’incompréhension et les mépris souvent invraisemblables des chefs français.

L’Alsace n’a pas cessé de souffrir. Tiraillés en tous sens, ruinés, affamés, hébétés, nos pauvres Alsaciens ne savent ce que l’avenir leur réserve et gardent quand même, par miracle, la foi en notre victoire. Nous faisons l’impossible pour les renseigner, les soulager, les expliquer.

Après mon départ de Strasbourg, de nombreuses perquisitions ont été faites dans toute la maison, puis elle fut saccagée. J’ai subi deux condamnations, comme déserteur et pour haute trahison. Ma fortune, celle de ma femme et de mes filles confisquées. Ma belle-mère et mon beau-frère surveillés. On attend la mort de ma belle-mère pour confisquer l’héritage. Me voici nu comme un ver et réduit à ma solde. Tout cela, bien entendu, m’est indifférent. Je réalise le rêve de toute ma vie : être officier français. Je vis dans le bonheur, parce que je fais exactement la tâche qui me donne le plus de joie.

Après l’effondrement de ma vie passée, elle n’avait plus grand sens. Si nous avions été battus, je me serais fait tuer. L’Alsace m’eût été fermée, et je n’ai pas de goût pour une existence de patriote honoraire en France.

Maintenant, mon devoir est tout tracé : préparer l’Alsace à redevenir française. Devoir simple et discret, tâche délicate et qui absorbera le reste de ma vie. A nos enfants ensuite de jouir du bonheur d’être Français.

Ma femme, le 22 juillet, était par hasard à Lyon. Elle y est restée avec les fillettes et dirige l’hôpital de l’Arbresle près de Lyon. Résignée tout à fait. Vous la connaissez, elle n’a pas eu une plainte. Mais je ne voudrais pas témoigner publiquement de mes fonctions françaises pour sauver, si possible, l’héritage de mes enfants. J’évite de fournir aux Allemands un nouvel argument dont ils puissent se servir contre la famille de ma femme. De là mon pseudonyme de B... J’ai réussi à empêcher jusqu’ici des notes saugrenues. Il sera toujours temps de les publier, quand on m’accusera d’avoir été tiède dans mon action en Alsace avant la guerre.

  1. Quelques mois après, il eut la douleur de voir Paul Acker périr victime d’un lamentable accident.