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des suspects à incarcérer. Il remercie le policier, mais ne veut pas admettre que le péril soit aussi pressant. A cinq heures du soir, l’homme revient : il n’y a plus une minute à perdre, l’ordre d’arrestation sera exécuté dans la soirée. Bucher ferme sa valise et se dirige vers la gare. Il juge dangereux de passer par Avricourt où son signalement est peut-être déjà entre les mains de la police ; mieux vaut gagner la Suisse. Il débarque, dans la nuit, à la station-frontière de Saint-Louis au milieu d’une cohue de Suisses et d’Allemands pressés de rentrer chez eux. La foule s’écoule par un étroit passage entre deux gendarmes : il faut éviter à tout prix d’être reconnu. Il avise une Allemande affolée qui traîne un enfant en larmes, prend l’enfant dans ses bras, ordonne à la femme de marcher devant lui, puis se met à l’injurier dans le plus pur idiome de Berlin : les gendarmes sont pleins de miséricorde pour ce Prussien mal embouché. Ayant rendu l’enfant à sa mère, il traverse Bâle pour rentrer en Alsace... Mais voici ce que, sept mois plus tard, le 18 février 1915, il écrira à l’un de ses amis.


MON CHER AMI,

Pardonnez-moi de ne vous donner signe de vie qu’aujourd’hui, mais j’avais complètement interrompu toute correspondance pour me consacrer exclusivement à la tâche qui m’était prescrite. Voici brièvement mes tribulations : j’ai quitté Strasbourg le 30 juillet, au moment d’être arrêté. J’ai gagné la Suisse par le dernier train régulier, et, après des péripéties tragi-comiques que je vous conterai, je suis rentré en Alsace à pied, j’ai fait déserter des jeunes gens, et j’ai gagné la France avec difficultés à travers le cordon des soldats allemands. Trains militaires jusqu’à Paris où j’ai été attaché à l’armée du général Pau. Je me suis engagé et fait naturaliser Français, j’ai été nommé adjudant et j’ai rendu quelques services comme guide et informateur. Ainsi j’ai parcouru toute la Haute-Alsace, souvent au delà des avant-postes, quelquefois en missions téméraires. J’ai échappé deux fois au trépas en tuant de mon revolver les Allemands qui me poursuivaient. J’ai été jusqu’au Rhin ; j’ai été à Ensisheim, souvent à Mulhouse ; j’ai bu à la France avec Hansi à Turkheim ; je suis entré dans ma ville natale à Guebwiïler avec les premiers dragons.

Puis, après l’évacuation de l’Alsace, en août, j’ai été attaché à la place de Belfort. J’ai été nommé sous-lieutenant et chef de secteur du service des renseignements, d’abord à Thann où j’ai pris part à tous les combats, puis à Massevaux ; enfin je dirige le secteur de Massevaux