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Cependant, en Alsace même, tout le monde ne partageait pas son « illusion patriotique. » Quelques-uns nous avertissaient de nous méfier : « Cette fidélité au souvenir de la France, disaient-ils, est le fait d’une partie de la bourgeoisie. Le peuple tient à sa « c petite patrie, » et son particularisme qui, d’ailleurs, est un des traits du caractère national, a été largement développé par la maladresse des fonctionnaires prussiens, mais il demeure attaché à l’Empire qui lui a donné l’ordre et la richesse. Il a oublié la France, il l’ignore. » Mais, déjà, ces voix ne trouvaient plus d’écho chez nous. Bientôt, l’événement allait montrer que Bucher avait vu plus clair et plus loin que les sages. Avec une étonnante perspicacité, il avait discerné ce que recelait l’âme populaire et ce qu’elle ignorait elle-même. Que par son apostolat il ait fait lever quelques-uns des germes mystérieux laissés par l’hérédité au plus profond des consciences, c’est sa gloire ; mais admirons sa clairvoyance, plus encore que son action. Il avait deviné l’Alsace française, celle qui allait se révéler à elle-même au cours de la guerre, et saluer d’une clameur d’allégresse la défaite de l’Allemagne.


II

Quand l’affaire de Saverne eut jeté une aveuglante lumière sur la toute-puissance du parti pangermaniste, Pierre Bucher crut la guerre inévitable. Des voyages à Rome et à Vienne avaient alors élargi l’horizon de sa pensée. A la Robertsau, dans le salon de la comtesse de Pourtalès, il avait rencontré des hommes d’État informés de la situation de l’Europe. Il ne mettait pas en doute que cette guerre imminente ne dut se terminer par la libération de l’Alsace-Lorraine. Au printemps de 1914, il confiait à l’un de ses amis ses prévisions et ses espérances. Cependant, à la fin de juillet, quand éclata le conflit austro-serbe, il refusa de penser que l’Allemagne tenterait l’aventure dans des conditions diplomatiques aussi défavorables pour elle. D’ailleurs, à Strasbourg même, les officiers avaient reçu le mot d’ordre de rassurer la population en feignant de ne pas ajouter foi aux bruits de guerre.

Le 30 juillet. Bucher voit entrer chez lui un homme de police dont il a naguère soigné et sauvé la fille, et qui, par reconnaissance, le vient supplier de partir : son nom figure sur la liste