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« Monsieur votre père, lui dis-je, a été bien bon de vous envoyer à ma rencontre. « Il éclata de rire : « Mais c’est moi le docteur Bucher ! » Et nous partîmes ensemble à travers les rues de Strasbourg. Il me demanda quelles impressions je rapportais de mes premières journées ; il les confirma ou les rectifia d’un mot, puis m’établit le programme des promenades que je devais faire avec lui, les jours suivants. Nous allâmes donc ensemble à Sainte-Odile, au Hohkœnigsbourg, à Saverne. Chemin faisant, dans les sentiers des Vosges, il m’initia au passé, aux coutumes, à l’esprit de son pays. Il me conta sa jeunesse, non par besoin d’épanchement, car il était sur lui-même très secret, mais afin d’illustrer par son propre exemple l’histoire morale des Alsaciens de son âge : il avait passé son enfance à Guebwiller sa ville natale et, dès le collège, s’était senti un étranger parmi les Allemands ; les brutalités de la police et les diatribes de ses maitres pangermanistes avaient exaspéré en lui la haine héréditaire [1] ; puis il avait fait ses études médicales à Strasbourg et les avait achevées à Paris ; la caserne allemande où il avait accompli son volontariat, le séjour à Paris où il avait subi le prestige du goût français, le spectacle de l’Alsace décidément rebelle à la culture germanique, tout avait fortifié en lui le dessein de travailler pour l’Alsace et contre le germanisme. Puis il m’exposa l’œuvre qu’il avait entreprise avec quelques amis, et me mit sous les yeux cette magnifique Revue alsacienne illustrée qui, par la perfection de sa typographie et la beauté de ses gravures, témoignait déjà de la finesse et de l’originalité du goût alsacien. Cette publication qui, dans l’esprit de son fondateur M. Spindler, devait être un simple recueil artistique, était devenue, depuis deux ans, entre les mains de Bucher, un véritable instrument de combat ; ses articles, les uns en français, les autres en allemand, étaient, tous, destinés à renouer les traditions de l’Alsace, en montrant ce que, dans le présent comme dans le passé, sa civilisation et son art devaient au génie latin. Enfin par cent exemples tirés de l’histoire et des mœurs, il me fit voir que ceux-là calomniaient cruellement l’Alsace qui la disaient infidèle au souvenir de la France.

Quand je le quittai, je savais ce qu’il fallait penser de la germanisation

  1. Ces souvenirs d’enfance ont été rapportés par M. Schuré dans l’Alsace française (1 vol. chez Perrin).