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PIERRE BUCHER

NOTES ET SOUVENIRS

En 1903 j’eus la curiosité de visiter l’Alsace. Il était alors difficile aux Français de connaître l’état moral des provinces annexées par l’Allemagne. Ceux qui avaient passé la frontière depuis l’abrogation de la dictature, avaient rapporté des impressions bien diverses. Selon les uns, la germanisation était à peu près consommée : déçus par les divisions intérieures et la politique anticléricale de la France, épuisés par une longue et vaine résistance, séduits par les bienfaits de l’Empire, les Alsaciens se résignaient à la condition que leur avait faite le traité de Francfort. D’autres affirmaient au contraire que les cœurs restaient fidèles à l’ancienne patrie, et que, sous le joug, l’Alsace persévérait dans sa volonté de ne pas être allemande : cette dernière opinion, M. René Bazin venait de la confirmer dans les Oberlé. Lesquels croire ? On se le demandait avec angoisse, car de la réponse à cette question dépendait tout l’avenir de la France.

Après m’être promené quelques jours à l’aventure dans la Haute-Alsace, je débarquai à Strasbourg. Le docteur Bucher que je ne connaissais pas, m’attendait sur le quai de la gare. Des Mulhousiens m’avaient affirmé qu’il serait pour moi le meilleur des guides, mais, lorsqu’ils avaient prononcé son nom, je m’étais représenté, je ne sais pourquoi, un vieux « protestataire, » vénérable et barbu. J’avais devant moi un jeune homme à la tournure alerte et élégante, à la démarche élastique, l’air d’un sous-lieutenant de chasseurs en civil : des yeux ardents et caressants trouaient un masque énergique, impérieux et délicat