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qu’elle se voyait seule avec ses petits-enfants, loin des grandes personnes grondeuses qui trouvaient bon d’imposer silence à son cœur, laissait volontiers ce cœur s’épancher.

— Quand ma mère allait au bal, me disait la princesse Bibesco, elle nous confiait la garde de ma grand’mère, à mon frère Henry [1] et à moi. Dieu sait les histoires qu’elle nous racontait alors, et comme nous nous en amusions !

Par malheur, ces histoires n’étaient pas racontables : aussi ne me les racontait-on pas. Je n’en avais que le dénouement ordinaire, qui s’accompagnait d’une claque amicale sur la joue du petit de Brigode : « Henry, disait la grand’mère, il n’est pas joli, mais il a le mollet de l’Empereur ! »

Cependant, je continuais à questionner :

— De quelle couleur étaient les yeux de Napoléon ?

— Bleus, disait ma belle-mère, qui les avait de cette couleur, et trouvait la raison péremptoire.

— Était-il vraiment petit de taille, ou bien moyen ?

— Au-dessous de la moyenne. Ma mère aussi était toute petite, avec une tête admirable, de très petits pieds, et des mains parfaites. Mon fils non plus n’est pas grand ; c’est du côté Chimay que viennent les géants...

L’Empereur était soigné comme une femme, d’une propreté méticuleuse. Dans la façon dont ma belle-mère prenait soin de son corps et rendait, avec mille raffinements, une espèce de culte à sa personne, je retrouvais l’influence de Mme de Pellapra qui lui avait inculqué dès l’enfance l’habitude de ces rites de la toilette qui plaisaient à l’Empereur et qu’il pratiquait aussi.

Dans mes investigations, je ne me faisais pas faute d’interroger les objets qui, de lui, étaient venus jusqu’à nous.

J’étais frappée du caractère intime qu’avaient ces gages d’amour. Les poètes persans, et surtout Saadi, font discourir les objets dans leurs contes.

Napoléon n’était pas homme à jeter son mouchoir. Dans ses relations avec les femmes, on le dit brusque parfois, mais jamais fat ; et les gestes paresseux du harem ne sont pas les siens. Pourtant voici son mouchoir, un grand mouchoir de priseur, en fine batiste blanche, si fine qu’il semblerait pouvoir tenir tout entier dans une coque de noix, comme cette pièce de toile filée dans le

  1. Henry, Comte de Brigode, demi-frère de la Princesse Bibesco.