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« Le matin, écrit-elle, pendant que Joseph [1] faisait de la musique avec son père, je tâchais de me faire raconter par ma belle-mère ces histoires qu’elle racontait si bien, où le vrai et le faux artistement mêlés laissaient l’intérêt tout entier... »

Qui pourra démêler le vrai du faux dans les récits des vieilles femmes ? Comment connaître ce qui s’est passé avant soi, puisqu’à peine ose-t-on regarder ce qui se passe en soi qu’aussitôt l’image entrevue s’évanouit ! Ce qu’Emilie aimait à contempler, c’étaient ces nuances frémissantes des émotions anciennes qu’un mot fait renaître, sans s’occuper de savoir si le temps et la distance transformaient, en les colorant, ces vagues de souvenirs.

L’écho de la vie peut être trompeur, mais il charme. Nous l’écoutons avec délice. Alors que ceux qui n’appellent pas d’écho passent de la surdité dans la mort sans avoir rien entendu.


J’ai fait parler ma belle-mère aussi longtemps qu’elle a été là pour me répondre. La princesse Georges Bibesco avait déjà franchi le seuil de la vieillesse quand je me mariai. Son fils unique était le dernier enfant qu’elle avait eu, au déclin de sa vie. Sa fille aînée avait l’âge de ma mère. Parfois, ma belle-mère me disait :

— Regardons-nous bien, ma fille, car nous ne nous verrons pas longtemps !

Ainsi j’ai pu réveiller l’écho des paroles qu’elle-même avait recueillies des lèvres de sa grand’mère, Mme de Pellapra, lèvres qui m’ont paru aimables et chères, parce qu’elles avaient touché les lèvres de Napoléon et qu’elles lui avaient souri.

De lui jusqu’à nous, l’écho n’avait eu à traverser que deux âmes, n’avait passé que par deux bouches, et la vibration nous en est encore sensible après un siècle, maintenant que la prédiction de Chateaubriand s’est accomplie : « Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l’on combattit Napoléon alors qu’il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que

  1. Le prince Joseph de Chimay, fils de Thérésia Cabarrus, et second mari d’Emilie de Pellapra.