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inattendu était écrite par un homme qui commençait par dire qu’il ne se nommerait pas.

Craignait-il que son cadeau lui fût renvoyé, et que la princesse de Chimay repoussât ce témoignage de gratitude qui s’adressait, en somme, à la maîtresse de Tallien ?

Peut-être... Il lui rappelait ce qu’elle avait fait pour lui à Bordeaux : son histoire ressemblait à celle de beaucoup d’autres, avec cette différence qu’il ne l’avait pas oubliée. Il se trouvait à bord d’un bateau d’émigrés qui allait prendre le large. Au moment d’appareiller, le capitaine reçoit l’ordre de ne pas quitter le port. On savait ce que cela voulait dire. C’était la condamnation en masse pour les passagers.

Thérésia, prévenue, réussit à faire rapporter le mandat d’arrêt. Le bateau mit à la voile avant le petit jour. L’émigré et sa famille passèrent en Amérique. Il y vécut des jours heureux, dans une quiétude laborieuse, tout le temps que durèrent la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire. Maintenant, ayant réalisé une petite fortune, il revenait en France, et sa première pensée, en débarquant, avait été pour sa bienfaitrice.


Il s’y prenait à temps : Thérésia allait mourir, et peut-être, sans cet anneau d’émeraude, mourait-elle privée de l’ombre même d’une espérance. Comment croire à la bonté d’un Dieu qui fît les hommes à son image, alors qu’elle les savait si méchants ?

Cette bague d’un inconnu, héritée de la princesse de Chimay, a déjà trois fois changé de main. Je la porte aujourd’hui. Pour moi, elle est « la bague de Mme Tallien. » C’est ainsi que ma belle-mère la nomma en me la donnant.

Petite-fille de Napoléon par sa mère, et de Mme Tallien par son père, c’étaient, de tous ses titres, ceux auxquels la princesse Bibesco tenait le plus ; elle les mettait au-dessus de sa comté de Wallonnie et de ses trois Grandesses d’Espagne. C’est qu’elle avait le sens juste de l’Histoire et le goût du pittoresque.


En lisant les Mémoires de la petite Emilie, devenue princesse de Chimay, je m’aperçois qu’elle se faisait raconter des histoires par sa belle-mère, comme moi par la mienne :