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du jardin de l’Élysée, les acclamations de la foule persistant dans sa fidélité après la défaite, quand tous les dignitaires avaient déjà abandonné l’Empereur. Cet amour des humbles, inspiré à l’origine par Denis, cette affection pour les domestiques, si naturelle aux enfants qui se consolent avec les inférieurs de l’état d’infériorité où les met leur âge, ne s’effaça pas chez Emilie avec les années.

Veuve de son premier mari, le comte de Brigode, retirée au château de Ménars, elle fait la classe, le soir, à ceux de ses gens qui ne savent pas lire. Sa mère la surprend dans cette occupation, alors qu’entendant du bruit dans sa chambre, elle y soupçonne la présence d’un galant !

Vertueuse, la petite Emilie le fut et le devait être toujours. On eût dit que la sagesse était dans le caractère même de sa beauté, empreinte d’une majesté tranquille. Sa tendresse pour sa mère, qui domine toute sa vie, ne l’aveugle cependant pas sur les inconvénients d’une réputation atteinte. Elle est solidaire de cette mère imprudente et délicieuse. Elle le sera jusqu’à épouser un vieux mari au lieu d’un jeune, M. de Brigode, le père, au lieu de M. de Brigode, le fils, qui est mort à Florence d’une fièvre maligne, alors qu’ils étaient accordés. D’autres jeunes gens se présentent, elle ne les encouragera pas. Cet endroit des Mémoires révèle un désir passionné d’acquérir définitivement pour elle et pour sa mère, la considération, cette chose dont Beaumarchais dit qu’il en faut, et que sans elle, tout le reste n’est rien !

À seize ans, elle ne veut que deux choses : s’attacher quelqu’un qui puisse les défendre, sa mère et elle, contre les fureurs bilieuses de M. de Pellapra ; se mettre à l’abri des calomnies du monde, sous la protection d’un homme considéré, qui est pair de France, qui l’aime à la folie, qui accepte ses conditions, car elle en pose, et la première de toutes, c’est qu’il ne la séparera jamais de sa mère.

Telle est la raison qui l’incline à ce mariage de raison. Sur la terrasse du château de Noisiel, qui domine la Marne, elle le dit à M. de Brigode, avec une honnêteté, une sincérité qui émeuvent.

Rien ne devait désormais séparer ces deux existences rivées pour ainsi dire l’une à l’autre par celui qui avait laissé cette fille à cette mère et dont le souvenir les hantait en secret.