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dans les régions d’une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en pensant qu’il faut nasillonner à cette heure une foule d’infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d’une scène d’où le large soleil avait disparu. »

« La destinée de Napoléon était une Muse... » C’est pourquoi elle l’emportera toujours sur la raison dans le cœur des enfants qui sont des poètes, et dans le cœur des peuples qui ne sont que des enfants.

Ce « large » soleil, je l’avais vu disparaître trop souvent sous l’Arc de l’Étoile pour ne pas sentir combien l’image de Chateaubriand était juste. C’est Napoléon qui tient tous les horizons de Paris. Dans mon enfance, j’habitai d’abord rue de Rivoli. Je voyais, de ma chambre, le Dôme des Invalides au-dessus des arbres ; puis j’habitai l’avenue Marceau et enfin les Champs-Elysées. Je ne pouvais sortir de chez moi sans apercevoir Napoléon au bout de ces deux avenues. De la place Vendôme, il domine la rue de la Paix ; il s’est implanté au Louvre où l’Arc du Carrousel se dresse, rose comme un amandier en fleurs, ses ponts chevauchent la Seine et même le Moyen-Age est possédé par lui, puisqu’à Notre-Dame on pense au Sacre.

Enfin, comme pour consacrer son règne absolu sur moi, je fus amenée à le défendre. Un de mes oncles, que j’aimais beaucoup, que j’admirais même, pour son caractère généreux qui l’avait fait se jeter dans une sorte d’idéalisme humanitaire et socialiste, voulut un jour m’éprouver :

— Qui est plus grand, Pasteur ou Napoléon ? Réponds ! Mais réponds vite !

Il me serrait le poignet à me faire mal et me regardait dans les yeux. Il fallait que je choisisse entre un bienfaiteur de l’humanité et celui qu’il voulait me faire considérer comme un massacreur d’hommes :

— Réponds ! Qui est plus grand. Pasteur ou Napoléon ?

Les larmes aux yeux, sentant que je me perdais dans l’opinion d’un être au jugement duquel j’étais très sensible, je ne me reniai pas :

— Napoléon, répondis-je aussi distinctement que je pus.

Dès ce jour, je fus moralement déshéritée par mon oncle, mais je tins bon. Des discussions enflammées s’ensuivirent ou il me fut démontré que, même si je me plaçais au point de vue