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de métal, couronné par l’aigle napoléonienne, une cocarde tricolore s’arrondissait, rouge, bleue, blanche, toute déteinte et comme noircie de poudre. Sur l’envers du cadre, une étiquette portait ces mots, tracés de la main de ma future belle-mère ; Cocarde que l’Empereur Napoléon Ier portait à la bataille d’Austerlitz, détachée du chapeau de l’Empereur par Mme de Pellapra, ma grand’mère.

C’était comme si l’on m’eût fait voir le soleil de près. J’étais éblouie. Je sentais que cette personne extraordinaire, ma tante, que j’allais bientôt appeler ma mère, tenait à l’Empereur par des liens mystérieux dont j’ignorais encore l’origine. Mais j’avais la promesse que le secret allait m’en être révélé quand je serais devenue femme.

En attendant, je n’étais qu’une écolière en puissance d’institutrice. J’allais voir mes beaux-parents le jeudi et le dimanche, et les visites de mon fiancé interrompaient mes leçons.

Je n’avais pas fini mes études : ma tête bruissait d’histoire ; j’en étais justement à l’Empire français. J’aimais la lecture avec passion. On me laissait lire peu de livres. J’en avais découvert un, d’apparence ennuyeuse et rassurante, en six volumes, dont je vivais : c’étaient les Mémoires d’Outre-Tombe ; j’allais, me répétant des phrases enivrantes : celle-ci, qui me faisait comprendre jusqu’où Napoléon avait porté la grandeur française : « En ce temps-là, Rome était une ville de France, capitale du département du Tibre. » Cette autre, qui justifiait mes propres sentiments : « Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n’avait pu achever de conquérir, sa renommée l’usurpe ; vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. »

Seul parmi les contemporains. Chateaubriand a parlé de Napoléon avec la magnificence convenable. Je savais par cœur l’acte de contrition, l’acte d’humilité rare que Napoléon arrache au plus grand orgueilleux de son siècle, à René. Il est une manière si superbe de s’abaisser qu’elle élève, et Chateaubriand l’employait quand il dit : « Retomber de Napoléon et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est- il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d’autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? Dante seul a le droit de s’associer avec les poètes qu’il rencontre