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ajouter au capital émotif de l’art, — exception faite du « portrait, » bien entendu, car là il faut bien faire ce qu’on voit.

Et pourtant... voici qu’une voix me dit : « On ne peut pas toujours s’émouvoir ; un peu de détente sapristi ! le « grande opéra » a du bon avec ses décors et ses conventions et les sens s’en régalent. Meyerbeer et la Marche du prophète ne sont pas chose négligeable, et ceci, ce n’est pas autre chose. » Eh bien ! alors, mettons que je n’ai dit que des bêtises. Et puis, vraiment, je suis stupide, parce qu’après avoir ainsi ratiociné, je n’en tombe pas moins en extase devant une décoration de Véronèse, ses architectures, la profondeur de ses perspectives, la richesse, la vie et la noblesse de ses bonshommes.


Du reste, qu’est-ce qui me prend de jouer ainsi au critique d’art ? Vous vous moquez de moi et vous avez bien raison. Mon excuse, c’est le lieu d’où je vous écris, la bibliothèque même du Palais des Doges, sur le papier de la Sérénissime République que le bibliothécaire m’a fourni. On fermait à trois heures le reste du Palais, je me suis réfugié ici à l’abri de la chaleur, mais au centre des souvenirs, et bien que le papier, l’encre et les plumes de cette salle illustrissime soient exécrables comme vous le voyez, cela m’amuse tout plein de les avoir employés à mettre ce bavardage en écriture.


Venise, 2 juillet, 10 heures, soir.

Je prends mon train dans une heure, me ramenant à Gray, à mon service.

Il a fallu s’arracher à cette ville de rêve. J’ai voulu, pour ma dernière soirée, me faire « gondoler » au Lido. Au retour dans le Grand Canal, une gondole enguirlandée de lumières portait tout un concert, des voix d’hommes admirables accompagnées par un orchestre très doux. Autour de cette gondole de lumières et de chants, la foule des autres se pressait, les hautes proues dentelées s’enchevêtrant les unes aux autres. Au loin, une autre gondole répondait en mineur.

Et je pars, l’oreille pleine de cette douce musique, les yeux éblouis de couleur et de lumière. Et je vais, pendant tout le trajet, revivre en dedans, garder jalousement ce trésor... pour les heures sombres.


LYAUTEY.