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d’avoir toujours cru que ce regard voilé, triste et profond, avait les plus larges visions contemporaines !


La journée a passé, j’ai franchi l’Apennin, et me voici à Ravenne. L’heure est harmonieuse ce soir, les choses et les hommes sont d’accord ! Et d’ici je ne vous écrirai rien, vous n’avez qu’à lire la, Revue du 15. Bonsoir. Je vais écouter les voix delà « douce morte. » Je compte bien que les « visions blanches » évoquées par le maître vont me toucher de leur aile.


Ravenne, 27 juin, trois heures après-midi.

Je vous écris de la vieille bibliothèque des Camaldules. Il y fait bon à cette heure torride, à l’ombre des boiseries vénérables, sans autres compagnons que les vieux livres, revêtus de velin blanc. C’est à peine, vous disais-je, si j’avais hier entrevu l’article de Vogüé : la chance fait tomber ici sous ma main la Revue que je ne m’attendais guère à trouver dans cette bibliothèque monacale. Elle y est aujourd’hui singulièrement à sa place, et j’ai la joie, après cette nuit et cette matinée passées à errer dans Ravenne, de reprendre une à une avec le guide ami mes impressions sur la « douce morte. » Comme lui, je reste ébloui des mosaïques : ma rétine garde très nette, — du vieux Saint-Apollinaire une impression verte, — de Galla Placidia une impression azur sombre, — de San Vitale une impression or. Je les ai vues aussi, les « blanches saintes aux grands yeux dilatés ; » mais si, comme lui, j’en ai subi l’obsession, je n’en ai pas senti le charme. Ah ! c’est qu’elles sont bien de décadence et rien que de décadence. Certes, cet art est somptueux et décoratif, mais combien médiocre et bas ! Les Primitifs, eux aussi, sept siècles plus tard, auront ces corps raides et ces ornements hiératiques, et eux aussi les « yeux dilatés, » mais d’amour et d’idéal. Le procédé manquera, mais les têtes, les expressions seront déjà parfaites. Je viens de les revoir à Florence. On sent si bien chez eux l’art qui monte et se dégage des ombres de la nuit ! Ce qu’on sent ici, c’est l’art qui y descend pour six siècles. Elles ont certes une expression, ces tètes aux yeux dilatés, mais je la vois foncièrement mauvaise : ce qu’elles vous disent de leurs yeux durs, ce sont toutes les bassesses de la décadence. Et les Rois Mages, le bon Melchior lui-même, « chétif sous son petit manteau vert, » qu’ils sont loin de la foi volontairement humiliée, de la déférence