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« esthétisé. » Pouvait-on, du reste, faire autre chose chez une Toscane harmonieuse, dans une villa du XVe siècle à cortile, à colonnettes et à fresques, qui a été bâtie pour les peintres Gaddi, qui appartint aux Gondi, à Retz lui-même, et où, de la Loggia, à travers les cyprès, les pins argentés et les aloès, nous voyions détachés sur le fond bleu du versant opposé, Florence, ses dômes, ses campaniles lançant au ciel le joyeux carillon des vêpres.

Et j’ai passé toute cette fin de journée à Sainte-Marie Nouvelle : grâce à un bon frère dominicain que j’ai conquis en m’apitoyant sur la misère des temps et en faisant « patte noire, » j’ai pu faire mille folies : il me donnait toute permission et, à six heures passées, l’église vide, tu aurais pu me voir hissé sur le maître-autel, pour mieux jouir au soleil tombant des fresques de Ghirlandajo, admirable composition dont le prétexte est l’histoire de la Vierge, mais où il ne faut chercher que de fastueuses représentations de la vie florentine, débordantes d’opulence, de noblesse et de réalisme, les plus beaux Ghirlandajo qui soient.

En passant devant Or-San-Michele, j’avais salué le noble et chevaleresque Saint-Georges de Donatello, où sous l’armure s’évoque l’éphèbe antique ; la tête est d’Olympie ou d’Athènes.

J’étais enfin entré à la Badia, que je ne sais quelle aberration m’avait laissé ignorer à mes séjours précédents et où le chef-d’œuvre de Filippino Lippi, l’apparition de la Vierge à saint Bernard, vaudrait seul le voyage de Florence.

Je t’en rapporte une belle photographie pour que tu te pâmes comme moi devant le groupe des quatre anges en adoration.


La nuit venue, pour me détendre les yeux, le cerveau, les reins, j’ai fait aux Caséines, à l’heure élégante, un tour en voiture, et me voici doucement amené à ce minuit où je t’écris. Mon Dieu ! — que ce serait donc exquis de vivre ici ensemble, des semaines, posément, ne voyant qu’une chose à la fois, la revoyant encore, la savourant à loisir, jouissant, dans l’oubli de tout, de cette ville divine !

Demain j’irai saluer le Pensiero et quelques antiques, puis je mettrai le signet. Il faut garder ces visions fixées sur la rétine, nettes et en ordre pour les soirées sombres de garnison ; et je ne veux pas mêler les clichés.