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ou d’objets de musées, mais dans le domaine commun, au coin des rues, mêlé à la vie ? et où le peuple le comprenne, l’aime, en jouisse, en ait l’orgueil ? Les portes des maisons, les supports des lanternes, les ferrures des marteaux, les fontaines des rues, tout est de main de maître. Aussi peut-on impunément y tomber, comme aujourd’hui, le jour de la plus grande fête italienne, la Saint-Jean, où tout est fermé, galeries, musées, palais ; il reste les rues, les places, les ponts, et cela suffit. J’ai été m’asseoir une heure dans la Loggia dei Lanzi, mêlé au peuple, dans ce portique ouvert et accessible comme une galerie du Palais-Royal, où les chefs-d’œuvre posent a même, le Persée de Benvenuto, la Judith de Donatello, l’Enlèvement des Sabines de Jean de Bologne et tous les autres, dont le moindre en tout autre pays serait au fond d’un musée préservé par une triple barrière contre les profanations, tandis qu’ici ils ont traversé les siècles, sans une mutilation, sans une égratignure, pêle-mêle avec ce peuple amoureux du beau et fier de ses Dieux.

Cette Loggia dei Lanzi ! le simple Bœdecker la définit d’une phrase qui, pour une fois, est pleine de choses : « Elle s’appela d’abord Loggia dei Signori parce qu’elle était destinée aux actes solennels qui devaient s’accomplir devant la foule. » Nous les connaissons, les actes solennels qui doivent chez nous s’accomplir devant la foule : les courses, les séances parlementaires, la guillotine : pointue leur est besoin d’Orcagna, ni d’Agnolo Gaddi pour architectes ou pour sculpteurs. Dans ces démocraties aristocratiques et raffinées. Athénienne et Florentine, on voulait aux actes de la vie publique un cadre harmonieux. Ici c’était ce bijou de Loggia : face à la vieille Seigneurie, face aux beaux Palais, au Campanile du Bargello, au Dôme, à la statue de Côme, à la fontaine de Jean de Bologne ; que sais-je encore ? car ce forum est encombré de chefs-d’œuvre et, de cette tribune sans pareille, on les voyait tous. Là-bas, de l’autre côté de l’Adriatique, c’était la grande tribune du Pnyx, d’où l’on haranguait le peuple en face de l’Acropole, des statues des Dieux et des monuments des héros. Eh ! je sais bien ! ici comme là-bas, l’éloquence était trop souvent l’instrument de la proscription. Sous cet art raffiné se déchaînaient les luttes fratricides ; l’universelle loi : homo homini lupus, n’était pas moins implacable ; l’exil menaçait sans cesse les grands citoyens, et ces civilisations surchauffées