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les villages de cette côte. Elle est encore musulmane et turque, bien qu’après ce détour d’Athènes, après cette halte à Corfou, ville d’eau cosmopolite, on se sente tellement loin de Constantinople et presque près de Paris. Le bateau crie pourtant le contraire. C’est un bon Lloyd autrichien très confortable, mais l’avant est aussi encombré de bariolage oriental que celui de Smyrne, il y a quinze jours. Seulement, ce ne sont plus des Arabes en turbans et en haïks, mais des Albanais coiffés du fez, aux vestes et aux culottes brunes soutachées de noir : ici, sur la passerelle, des uniformes d’officiers turcs qui n’ont que cette longue voie pour, de Constantinople, rallier leur garnison d’Epire ; et voici que sortent des cabines, pour prendre un peu l’air, hésitantes, très effarouchées, trois femmes turques vêtues de noir, voilées de blanc, trois femmes d’un pacha qui est à bord, « un très petit pacha, » me dit le capitaine.


Cette nuit, je serai à Brindisi, où les express arrivent de Paris en quarante heures ; je me hâte de fixer ce dernier rayon d’Orient, que je n’avais pas prévu ici entre la Grèce et l’Italie.


XI


A bord du Meduso, même jour, 6 heures du soir.

J’ai à peine fermé ma lettre, et voici que je recommence, mais comment ne pas noter ? Cette côte d’Albanie, à cette heure, est tellement belle ! La mer, ce soir encore, est d’acier bleu. La côte, haute et dentelée, est exactement lilas, un peu vaporeuse au pied, très nette à la cime, avec des reflets glacés aux arêtes. Le ciel est d’un bleu vert tendre d’une finesse exquise : au ras de la montagne, c’est du vert d’eau décoloré extrêmement pâle, puis, à mesure qu’il s’élève, il passe au bleu clair, avec toujours des dessous d’argent. Et ces trois zones, la mer, la côte, le ciel, sont si simples et si nettes et je les vois avec tant de précision, que, fixées sur la rétine, je sens que dans dix ans je les décrirais encore.

Sur le pont, va et vient une institutrice allemande à demi folle qui, avant-hier, à Olympie, se pâmait devant l’Hermès et sautillait sur le pavé du Palestre en évoquant les beaux éphèbes... Ce soir, son regard quêteur erre sur tous les mâles du bateau, mais il ne semble pas y avoir preneur.