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les plus exquises et les plus radieuses créations du génie français. Mais, dans l’atmosphère livide qui les enveloppe aujourd’hui, tous ces tableaux perdent leur éclat, leur fraîcheur, leur rayonnement, leur esprit, leur âme. Les teintes se fanent, les harmonies se rompent, les vibrations s’arrêtent, les reflets se ternissent, les ciels s’éteignent, les modelés s’effacent, les visages s’évanouissent : la longue galerie silencieuse a l’aspect d’une nécropole.

Il est pourtant une région de l’Ermitage où, même par les jours sombres, on se plait à s’attarder : ce sont les quatre salles consacrées à Rembrandt.

La pénombre fauve, que déversent les fenêtres, semble continuer la vapeur d’ambre où s’immergent les tableaux. Dans le fluide obscur et doré qui baigne la galerie, l’art du grand visionnaire atteint à une prodigieuse puissance d’évocation. Chaque figure s’anime d’une vie étrange, profonde, lointaine, illimitée. Le monde extérieur s’abolit ; on pénètre au plus intime de la vie morale ; on touche à l’insondable mystère de l’âme et de la destinée humaines. Et lorsqu’on a longuement médité devant ces chefs-d’œuvre qui s’appellent : la Pallas, la Danaé, Abraham et les anges, le Sacrifice d’Isaac, la Réconciliation de David et d’Absalon, la Disgrâce d’Aman, la Parabole du maître de la vigne, l’Enfant prodigue, le Reniement de saint Pierre, la Descente de croix, l’Incrédulité de saint Thomas, la Fiancée juive, le Magnat hongrois, le Vieillard du Ghetto, etc., on comprend mieux cette forte pensée de Carlyle : « L’histoire est un drame grandiose, joué sur le théâtre de l’infini, avec les astres pour lampes et l’éternité pour fond., »


MAURICE PALÉOLOGUE.